Pour
établir un lien avec nos réflexions sur la religion, on peut considérer que le
religieux est avant tout un individu qui est en quête de son bonheur.
D'ailleurs, le bonheur serait le but de tout individu. En effet, qui voudrait
être malheureux plutôt qu'heureux ? Même celui qui dit préférer son malheur à
son bonheur (à la suite d'une grande déception amoureuse, par exemple) trouve
son bonheur dans ce qu'il appelle son malheur. Quelqu'un de triste qui dit
vouloir rester avec sa tristesse sans voir personne, à l'instant où cette
personne pense ce qu'elle dit, trouve son bien dans la tristesse, son bonheur
dans le malheur qui n'en est alors plus véritablement un. Ainsi, tout le monde
cherche son bonheur. Cependant, il nous reste encore à définir ce que serait ce
bonheur que nous cherchons. En effet, si chacun peut trouver son bonheur dans
ce qu'il souhaite, le bonheur reste alors indéterminé et nous ne savons pas ce
que nous cherchons. Il nous faudra alors saisir l'essence du bonheur au cours
de notre recherche et savoir s'il est atteignable ou non.
- Le bonheur est-il possible ? / Est-il possible de vivre heureux ? / Vivre heureux, est-ce une possibilité pour l'homme ?
Le bonheur semble être le but de tout
individu. En effet, qui souhaiterait être malheureux plutôt qu'heureux ? Même
celui qui revendique le fait de souhaiter le malheur plutôt que le bonheur
trouve son bonheur dans ce qu'il appelle le malheur. Ainsi, il nous faut
définir, déterminer ce que serait le bonheur pour tout le monde, en toutes
circonstances : il nous faut saisir l'essence du bonheur pour savoir ce que
l'on cherche tous. Afin de partir d'une première définition, on peut dire que
le bonheur est la plénitude, la fin du souci. L'homme heureux sera celui qui
sera apaisé.
Cependant,
cette fin du souci est-elle une possibilité de l'homme ? L'homme n'est-il pas
constamment un être de souci, de désir toujours à satisfaire ?
La question est alors de savoir si la fin
du souci est atteignable par l'homme ou bien si l'homme est essentiellement un
être de souci.
Afin de répondre à cette question, nous
étudierons d'abord la voie vers le bonheur réalisable. Cependant, nous noterons
les limites que connaît le concept de bonheur, puis, que ce bonheur n'est qu'un
idéal irréalisable. Enfin, nous dirons que si le désir nous empêche d'être
heureux, il nous tient au moins en vie.
I / La voie vers le bonheur réalisable :
A / La plénitude : définition du bonheur.
Le bonheur est la fin du souci, du désir,
l'apaisement, la plénitude. On distingue alors le bonheur du plaisir.
En effet,
le plaisir n'est pas le bonheur en cela qu'il est source d'inquiétudes. Dès que
l'on ressent un plaisir, par la possession d'un objet ou par la présence d'une
personne, nous sommes d'ores et déjà dans l'inquiétude : en effet, nous
souhaiterions que cet instant dure toujours. Nous sommes alors dans la crainte
de perdre ce plaisir que nous ressentons actuellement. Le plaisir est source
d'inquiétudes selon trois aspects différents que l'on peut analyser en prenant
comme exemple le personnage de l'avare de Molière dans la pièce éponyme.
L'avare ne peut être dit heureux alors qu'il ressent du plaisir. Son absence de
bonheur tient en trois points :
- Il désire constamment son plaisir (son argent) : il est obnubilé par lui.
- Il craint constamment perdre son plaisir, son argent, au point d'en vouloir physiquement à ceux qui en voudraient à son bien.
- Il désire constamment multiplié son plaisir : il souhaite toujours plus d'argent.
Peut-on
dire qu'un tel homme, ressentant tant d'inquiétude relativement à son plaisir,
à son bien, est un homme heureux ? Certainement pas.
Le
bonheur, que nous avons défini comme étant l'état de plénitude, d'apaisement,
de fin du souci, et, donc, du désir, est mieux représenté par la figure du
Bouddha en méditation que par la figure de l'avare jouisseur de son bien.
Un autre
aspect qui nous permet de distinguer le bonheur du plaisir est qu'alors que le
bonheur est un état impliquant la constance, la stabilité, le plaisir, lui, est
par essence instable, éphémère, passager.
Le plaisir
ne dure qu'un instant qui finira alors que le bonheur se doit d'être un état
permanent.
Le bonheur
est donc un état stable dans lequel on ne ressentirait aucun désir, et, donc,
aucune inquiétude :
« un esprit en repos réfugié en sécurité et élevé »
Sénèque, La vie heureuse, 58, I, IV, 5, GF, Page 53
« peut être dit heureux celui qui n’a ni désir ni
crainte, mais grâce à la raison, puisque les pierres elles aussi ne sont pas
sujettes à la crainte et à la tristesse, et de même pour les bêtes ; on ne
saurait, pour autant, appeler heureux les êtres qui n’ont pas l’intelligence du
bonheur. »
Ibid., V, 1, Pages 53
– 54
Sénèque
précise que le bonheur ne peut aller sans la conscience de ce bonheur. En
effet, les pierres aussi sont dans un état constant : on ne dit pourtant pas
d'elles qu'elles sont heureuses. Ainsi, le critère du bonheur est d'avoir
conscience de son état stable, contrairement à l'animal qui, lui, ne peut en
avoir conscience, bien qu'il puisse être apaisé après avoir été rassasié. Le
bonheur est donc propre à l'homme.
Le bonheur
est donc de ne pas être sujet ni au désir ni à la crainte, mais c'est avoir mis
fin au désir et à la crainte par notre raison. Mettre raisonnablement fin à une
crainte, c'est connaître les causes véritables des choses. Epicure (-342,
-341 ; -270) dira qu'il s'agit de connaître la nature pour se
libérer des craintes, des peurs propres aux superstitions. Ainsi, dans l'état
de bonheur, dans la vie heureuse :
« les terreurs auront été chassées par la connaissance du
vrai »
Sénèque, La vie heureuse, I, IV, 5, Page 53
L'homme
pouvant seul réaliser cette démarche de connaissance, l'animal ne peut être dit
heureux : l'animal n'est que satisfait. L'animal ne peut que ressentir le
plaisir.
Le bonheur
humain est la paix du corps et de l'âme.
Le
bonheur, c'est la constance :
« le bonheur […] n’est point composé
d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en
lui-même »
Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782
(posthume), V, Folio, Page 100
Cette
constance ne se trouve que dans la contemplation, que dans l'activité de
l'intellect.
En effet,
le corps est constamment sujet au besoin et, donc, au mouvement, à l'agitation,
ne serait-ce que par rapport au besoin de respirer.
Ainsi, le
bonheur ne peut se trouver qu'en dehors du corps, dans l'âme immatérielle, qui
trouve sa constance en revenant à son principe intelligible, en portant son
attention sur sa partie divine. Ainsi :
« Le bonheur ne saurait être qu’une forme de
contemplation. »
Aristote, Ethique à Nicomaque
La
constance du bonheur est alors à rapprocher, selon Platon et, à sa suite, Plotin,
de celle des astres. Ainsi, les astres sont heureux car ils ont un mouvement
circulaire éternel et sont conscients de ce mouvement, les astres ayant une âme
:
« le bonheur qui convient à ces astres. »
Plotin, Traités,
6 [IV, 8], 2, 40, GF, Page 244
B / Comment atteindre le bonheur ? :
- La sortie de la Caverne :
Si le
bonheur est uniquement celui de l'âme dans la contemplation, la voie vers le
bonheur est alors celle proposée par Socrate,
Platon et Plotin
qui consiste à s'élever au-delà de son propre corps pour n'être plus qu'une
pure âme contemplant l'éternité, la pure stabilité, la pure constance des
Idées. Celui qui aura réalisé cette ascension, cette sortie de la Caverne, aura
alors atteint, selon Platon, l' « île des
Bienheureux ».
- Le bonheur dépend de la vertu :
Le
stoïcisme propose un autre mode d'accès à l'état de l'homme heureux. Selon les
stoïciens, le bonheur dépend essentiellement de l'action vertueuse réalisée par
l'individu :
« « Un homme heureux c’est […] un homme qui
pratique le bien moral, qui est comblé par la vertu, que les événements
extérieurs n’exaltent ni ne brisent, qui ne reconnaît aucun bien supérieur à
celui qu’il se donne lui-même, pour qui le vrai plaisir est le mépris des
plaisirs. » »
Sénèque, La vie heureuse, I, IV, 2, Page 52
L'homme
heureux, ici, c'est le sage stoïcien capable d'affronter les événements. Le
stoïcien affronte les événements en ne concentrant son attention et son action
que sur ce qui dépend de lui : ce qui ne dépend pas de nous ne nous concerne
pas et doit être accepté car cela relève de la Providence. Le stoïcisme est
donc une philosophie de l'acceptation, qui n'est pas la résignation qui
impliquerait le désir toujours frustré de changer, de modifier ce qui ne nous
plaît pas dans le monde mais qui ne dépend pas de nous. Le sage stoïcien
modifiera son désir plutôt que ce qui, dans le monde, ne dépend pas de lui.
Ainsi, la voie vers le bonheur est ici de se concentrer sur ce qui dépend de
nous :
« Il n’y a qu’une route vers le bonheur (que
cela soit présent à ton esprit dès l’aurore, jour et nuit), c’est de renoncer
aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté. »
Epictète (50 - 130),
Entretiens
Par
rapport à ce qui ne dépend pas de nous, le stoïcien doit changer son désir pour
qu'il soit conforme aux événements :
« Ne cherche pas à ce que les événements
arrivent comme tu veux, mais veuille que les événements arrivent comme ils
arrivent, et tu couleras des jours heureux. »
Ibid., Manuel
Il ne
s'agit pas d'une résignation mais il s'agit d'inscrire sa volonté dans le
destin, dans la Providence.
Le
stoïcisme, nous l'avons vu avec Sénèque,
fait dépendre le bonheur de l'action vertueuse, c'est-à-dire qui réalise le
bien moral. Le bonheur ne doit donc pas être d'abord ce qui nous fait plaisir.
Le sage stoïcien méprise les plaisirs : il ne les hisse pas au rang de critère
du bonheur, critère qui guiderait notre existence. Le stoïcisme critique alors
l'hédonisme épicurien au profit de la vertu.
L'hédonisme
est la recherche du plaisir. L'épicurisme est un hédonisme mais ne doit pas
être confondu avec le libertinage qui est la recherche du plaisir dans la
débauche, dans la luxure, dans l'exagération au point de sombrer du plaisir
dans la douleur. L'épicurisme est une diététique des plaisirs : Epicure
préconise de ne rechercher que les plaisirs naturels et nécessaires qu'il
oppose aux plaisirs naturels non nécessaires, et, pire, aux plaisirs ni
naturels ni nécessaires.
Cependant,
Epicure est dénoncé par Sénèque en cela qu'Epicure, bien qu'il ne soit pas ce
jouisseur de l'extrême qu'on a voulu voir en lui et surtout en sa doctrine,
place le plaisir au sommet de ce qui doit guider notre existence alors que,
pour Sénèque, il s'agit de la vertu. La vie vertueuse, et donc heureuse, que
propose Sénèque n'est pas nécessairement sans plaisir (bien qu'elle puisse
l'être (voir Sade (1740 - 1814), Les Infortunes
de la vertu, 1787)), mais le plaisir ne doit pas guider notre existence.
Le sage stoïcien heureux peut ressentir du plaisir mais ne doit pas en être
esclave : il use du plaisir sans y être enchaîné, comme il use de l'argent sans
en dépendre, sans être obnubilé par la richesse. Le sage ressent d'ailleurs du
plaisir issu du mépris des plaisirs. Ce mépris des plaisirs se traduit ainsi :
« Le plaisir, il peut se répandre partout et se couler
par toutes les voies, amollir l’âme par ses caresses et mettre en mouvement un
plaisir après l’autre, par lesquels il trouble la totalité de notre moi ou ses
parties »
Sénèque, La vie heureuse, I, V, 4, Page 54
« le plaisir quelque chose de bas, de servile, de
faible, de fragile qui séjourne comme chez lui dans les bordels et les
tavernes. »
Ibid., I, VII, 3, Page
57
« le plaisir est le plus souvent en fuite, à la
recherche de l’obscurité autour des bains, des étuves, et des lieux où l’on
craint la police, mou, sans nerf, imbibé de vin et de parfum, pâle ou fardé,
cadavre embaumé d’onguents. »
Ibid.
Sénèque
critique ici l'hédonisme et, par là, la société de son époque qui sombre dans
la débauche.
Pourtant,
l'hédonisme épicurien place le plaisir au sommet des buts de l'homme :
« C’est en vue du plaisir que l’on choisit aussi les
vertus et non pour elles-mêmes, comme on choisit la médecine en vue de la
santé. »
Epicure
« Je crache sur la moralité si elle n’apporte aucun
plaisir. »
Ibid.
Selon
l'épicurisme, la vertu, la morale, n'est pas une fin en elle-même, mais n'est
qu'un moyen en vue du plaisir (raisonnable, acceptable, sain) que doit
rechercher l'homme pour être heureux.
Cependant,
l'hédonisme ne résout pas le problème du bonheur :
« L'hédonisme prétend avoir trouvé la solution du problème du
bonheur, solution scientifique, évidente, allant de soi : l'homme cherche le
plaisir avant toute autre chose. La théorie est absurde, on le sait au moins
depuis Platon, le Bouddha, et l'Ecclésiaste ; quand on veut la défendre, on est
forcé de donner au mot plaisir une définition telle qu'elle vide l'expression
de son sens courant et fait d'une solution un problème : si c'est un plaisir de
se sacrifier pour sa patrie, de monter sur le bûcher pour sa religion, de
mourir pour ses amis parce que la morale qu'on suit nous y oblige, tout, en
effet, devient plaisir, et mieux vaudrait alors dire que l'homme a des motifs
pour agir, ce qui n'avance guère celui qui voudrait connaître ces motifs et
leur valeur. Mais rien ne découle pour l'eudémonisme de la fausseté de
l'hédonisme. »
Eric Weil, Philosophie morale,
I, 9, g, Vrin, Pages 36 - 37
En effet,
tout pouvant être source de plaisir, il nous est impossible d'associer plaisir
et bonheur sans sombrer dans le relativisme qui nous fait perdre de vue ce que
recherche tous les individus. Ce que l'on peut reprocher à l'hédonisme, à toute
doctrine qui nous dit de « profiter de la vie » est que cela ne nous dit rien à
propos de la manière dont on doit mener sa vie. La recherche du plaisir reste
essentiellement indéterminée, ce qui ne peut guider notre action, alors que le
stoïcisme propose au moins un certain mode de vie basé sur la vertu,
c'est-à-dire sur la réalisation du bien moral et sur l'acceptation de la
Providence.
Une autre
critique que l'on peut adresser à l'hédonisme est qu'il est strictement
individuel, égoïste, ce qui va à l'encontre de la nature humaine selon Aristote
qui est d'être un « animal politique », c'est-à-dire vivant, par essence, avec
les autres. Ainsi, il y a une hiérarchie entre l'individu et la communauté :
« Le bien certes est désirable quand il intéresse un
individu pris à part ; mais son caractère est plus beau et plus divin,
quand il s’applique à un peuple et à des Etats entiers. »
Aristote, Ethique à Nicomaque
Il
convient alors de rechercher l'intérêt général avant son intérêt propre : cela
est « plus beau et plus divin ».
- Le bonheur : une affaire de solitaires.
Pourtant,
selon Platon, le bonheur se trouve
essentiellement dans la contemplation. Rappelons que, dans l'allégorie de la
Caverne, le sage est forcé de revenir dans la Caverne pour la gouverner : il
resterait bien dans l'intelligible. Le bonheur se trouve donc, dans la tradition
platonicienne, dans l'activité contemplative, strictement intellectuelle, et
non dans la vie politique. Plotin
reprendra cette dimension solitaire de celui qui s'élève au bonheur en disant
qu'il s'agit de « fuir seul vers le seul ». Il s'agit ici d'une fuite car il
s'agit de quitter le monde sensible, de s'affranchir de son charme. « le seul »
vers lequel il convient de fuir n'est autre que le Premier principe, l'Un,
l'unité originelle que Platon appelait
l'Idée du Bien, l'Idée des Idées.
C / Les effets du bonheur :
Cet état
de bonheur alors atteint, soit par la vertu stoïcienne, soit par l'élévation
spirituelle (socratique, platonicienne, plotinienne), n'est pas sans effet : le
bonheur peut être une disposition d'esprit à adopter pour affronter
l'adversité. Il nous faudrait alors relire le texte des Béatitudes en disant
qu'il ne s'agit pas d'un constat de bonheur mais d'un impératif de bonheur pour
affronter des situations difficiles.
Le bonheur
a également des conséquences corporelles bénéfiques :
« J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la
santé. »
Voltaire
On peut
ici penser à l'importance du moral, de l'état psychique du patient qui cherche
la guérison.
Ainsi, le
bonheur a des implications pratiques, même en ce qui concerne la réussite, que
ce soit de sa vie personnelle ou professionnelle :
« Le succès n’est pas la clé du bonheur. Le bonheur est
la clé du succès. »
Albert Schweitzer (1875 - 1965)
En ce qui
concerne la vie personnelle, une personne se fera davantage d'amis s'il paraît
à l'aise avec lui-même.
II / Des limites du bonheur à son inexistence
:
Pourtant, le bonheur que nous avons décrit,
soit par le biais du parcours d'initiation au mysticisme socratique,
platonicien, plotinien, soit par celui de l'attitude du sage stoïcien qui
atteint la paix de l'âme par la vertu (et non par les plaisirs), ces deux voies
d'accès au bonheur semblent ne pouvoir, dans les faits, constituer que des
idéaux qui, certes, peuvent diriger notre action, nos comportements, mais qui
ne peuvent être véritablement atteints. Le bonheur serait alors inaccessible
car inhumain.
A / L'inhumanité du bonheur :
- « Celui qui vit ainsi sera comme un dieu parmi les hommes. » (Epicure, Lettre à Ménécée) :
Que ce
soit par le mysticisme ou par la vertu, celui qui aura atteint le bonheur dans
la sagesse ne sera plus véritablement humain (n'étant plus que pure âme, ou
simplement pure constance dans le cas du stoïcisme). Le bonheur a donc ici
quelque chose de divin, et non d'humain. C'est en fonction de ce constat que
l'on peut dire qu'il n'y a pas de bonheur terrestre : il n'y a de bonheur que
là-bas, dans l'intelligible, dans l'au-delà diront les religieux. Celui qui
aura alors atteint la vie heureuse aura alors atteint la divinité.
- Le « bonheur » serait une forme d'orgueil :
L'homme,
par nature, chercherait à écraser l'autre, même par son « bonheur ». Il se
plaît à paraître « comme un dieu parmi les hommes ». De par la nature
orgueilleuse de l'homme, la recherche du « bonheur » reste alors une
compétition dont le vainqueur pourrait étaler son « bonheur » à la face de
l'autre en vue de le rendre envieux :
« Il ne suffit pas d’être heureux, il faut que
les autres ne le soient pas. »
Jules Renard (1864 - 1910)
« Bonheur : Agréable sensation qui naît
de la contemplation de la misère d'autrui. »
Ambrose Bierce, Dictionnaire
du Diable, 1911
Il ne
s'agit pas ici du bonheur car il y a ici une forme de dépendance : en effet, il
faut que celui qui est considéré comme un dieu parmi les hommes soit observé et
reconnu comme étant quelqu'un ayant atteint ce qu'on appelle à tort le bonheur.
L'homme soi-disant heureux, qui le revendiquerait, doit être perçu comme un
homme heureux, même s'il ne l'est pas effectivement. La seule réalité qui
serait ici effective ne serait donc pas celle du bonheur mais plutôt celle de
la lutte permanente pour la reconnaissance que théorise Hegel.
B / L'inexistence du bonheur … :
Si le
bonheur n'est qu'une forme de divinité inatteignable pour celui qui reste
engoncé dans la condition humaine et si ce que nous appelons à tort le bonheur
n'est qu'un outil de glorification de l'ego
de celui qui vit alors comme un dieu parmi les hommes, alors le véritable
bonheur n'existe pas, noyé qu'il est sous la nature finie et pourtant
orgueilleuse de l'homme. Le bonheur n'existerait alors pas : il n'y aurait que
l'orgueil et, de ce fait, que la dépendance à l'autre. Si le bonheur est absent
de l'existence, ce sont différentes formes de malheur qui dominent ce monde
d'ici-bas. Ainsi :
« Y a pas de bonheur dans l’existence, y a que des
malheurs plus ou moins grands, plus ou moins tardifs, éclatants, secrets,
différés, sournois … »
Céline (1894 - 1961), Mea
culpa
On
retrouve cette conception pessimiste et désespérée de l'existence chez Cioran
(1911 Roumanie - 1995), notamment dans De
l'inconvénient d'être né (1973).
C / … à cause du désir :
Le bonheur
n'existerait pas d'abord et surtout parce que l'homme est naturellement un être
de désir, ce qui l'empêche d'atteindre définitivement le bonheur. Désirer fait
corps avec l’élan même de la vie qui sans cesse nous entraîne. Spinoza dit que le désir est l’essence même de
l’homme :
« Le désir est l’essence même de l’homme »
Spinoza, Ethique, 1677
(posthume)
« Désir, il est l’essence même de chacun, ou sa
nature »
Ibid., III, LVI,
Démonstration, GF, Page 191
« Il n’y a qu’une seule chose à jouer au départ, un rôle
moteur, c’est la faculté de désirer. »
Aristote, De anima
Au cœur de
l’homme, il y a une absence de plénitude, un inachèvement qui aspire à se
combler et qui est à l’origine de la dynamique même de l’existence. Une vie
sans désir est une vie morte. Ainsi, le désir est contradictoire car il veut et
ne veut pas être satisfait. Ainsi, le désir est illimité, insatiable et sans
cesse guetté par la démesure. Platon, dans le Gorgias,
parle des danaïdes :
« Telle est d’ailleurs la calamiteuse dialectique du
désir qu’il excède toujours la capacité que nous avons de le satisfaire.
Infinies sont en effet les choses désirables ; mais la capacité que nous
en avons d’en jouir n’est que fort limitée. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le
sorcier, « L’âme dolente », Page 43
« c’est par sa nature même que le désir est donc
contradictoire : aussi ne peut-il être jamais satisfait. Telle est cette
infirmité originaire qui rend l’âme toujours plus lourde de son propre
inaccomplissement. »
Ibid., Page 50
« la contradiction est inhérente à l’essence même du
désir »
Ibid., Page 52
« Le bien-être ne sert qu’à désirer plus ; et dans
cette idée il n’y a pas de limite. »
Giono, Les Grands Chemins,
Folio, Page 108
Nous
désirons sans cesse car nous ne sommes jamais satisfaits, ce qui faits de nous
des êtres déçus par nature :
« Cette mélancolie qui vient de ce que tout nous est
échec. Comme par une sorte de malédiction, notre désir n’est jamais satisfait.
Jamais nous n’obtenons ce que nous attendions. Il nous suffit même de parvenir
à ce que nous désirions pour qu’il ne soit plus aussi désirable. La déception
est notre lot. Cela est sans exception. Puissance, amour, plaisirs, tout tourne
à dérision. Même le tyran qui peut tout ce qu’il veut n’obtient jamais ce qu’il
désire. » (Voir Platon,
Gorgias, 466b-469a ; 507 e ;
510cd)
Nicolas Grimaldi, Socrate, le
sorcier, « L’âme dolente », Page 42
« cet insurmontable échec, ce pessimisme
fondamental »
Ibid., Page 45
« l’échec originaire »
Ibid., Page 46
« C’est cette attente indéfiniment ajournée, ce désir
indéfiniment déçu, qui font son originaire mélancolie, sa langueur et son
tourment. »
Ibid., Pages 50 – 51
« Socrate connaissait ce malheur. Il le savait
irrémédiable. Ce pessimisme, il en était pénétré. C’est même parce que tout
était perdu d’avance qu’il savait n’avoir plus rien à perdre. »
Ibid., Page 51
« Exprimant à l’égard de la vie un pessimisme qui
fascinera Schopenhauer, il en dénonce à ses juges la tragique dérision »
Ibid.
« Mes doutes, je les ai acquis péniblement ; mes
déceptions, comme si elles m’attendaient depuis toujours, sont venues
d’elles-mêmes. »
Cioran
Schopenhauer
dit que la vie d’un être de désir est comme une pendule qui oscille entre la
souffrance quand le désir n’est pas satisfait et quand le manque se fait
douloureusement sentir et l’ennui quand le désir est provisoirement satisfait.
Hobbes, dans le Léviathan, dit que le
comportement humain est une perpétuelle marche en avant du désir. Ainsi, sitôt
satisfait, le désir porte sur un autre objet à l’infini. C'est l'infinité du
désir qui fait de nous, constamment, des êtres insatisfaits, condamnés à
chercher à remplir un tonneau sans fond comme les Danaïdes, ce qui est aux
antipodes du repos dans le bonheur véritable. Ainsi, pour être heureux, il
faudrait ne plus rien désirer, ce qui reviendrait à nier notre essence, notre
nature. Il faudrait donc ne plus être nous-mêmes pour êtres heureux, ce qui est
impossible, inaccessible pour l'homme en sa vie actuelle, lui qui est
constamment un être désirant.
Le désir,
c'est l'appétit :
« Le désir est l’appétit de l’agréable. »
Aristote, De l’âme
« L’appétit n’est rien d’autre que l’essence même de
l’homme. »
Spinoza, Ethique, 1677 (posthume)
« Entre l’appétit et le désir, il n’y a aucune
différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant
qu’ils sont conscients de leur appétit, et c’est pourquoi il peut être ainsi
défini : le désir est l’appétit accompagné de la conscience de
lui-même. »
Ibid.
Spinoza
apporte cette précision selon laquelle le désir est conscient alors que
l'appétit est instinctif.
Le désir
est plus stimulant que la voie des besoins :
« La conquête du superflu donne une excitation
spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création
du désir, non pas une création du besoin. »
Bachelard, La Psychanalyse du feu, 1938
Le désir
repose d’abord sur une absence :
« cet homme, comme tout homme qui désire, désire ce
qui n’est ni présent, ni disponible, ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas, ce
qui lui manque ; et c’est bien là, nous l’avons vu, l’objet de tout amour
et de tout désir. »
Platon, Le Banquet,
200 e, Poche, Page 83
«
Allons ! enchaîna Socrate, récapitulons donc ce dont nous sommes
convenus. Il ne peut être question d’amour, premièrement, qu’en rapport avec un
objet quelconque, et, secondement, avec un objet dont on souffre
privation. »
Ibid.
« L’inquiétude
[…] qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui lui donnerait
du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir. »
Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765
(posthumes)
Eros est
le fils du manque. Eros est un être intermédiaire entre les dieux et les
mortels. Eros ne peut être de nature divine car les dieux ne désirent pas. Il
n’est pas le pur manque mais il est un démon qui vit en quête perpétuelle de
satisfaction. Le fait d'être en recherche constante de quelque chose, de
quelque satisfaction, nous éloigne du repos propre à la vie heureuse. L'être de
désirs qu'est l'homme est constamment agité, et non en repos. Le seul repos qui
soit, c'est la mort, la fin véritable de tout désir : peut-être notre seule
façon d'être heureux. Quoiqu'il en soit, en cette vie, le bonheur n'est pas.
Dire que le bonheur ne se trouve que dans la mort n'est pas prôné le suicide
car le suicide est encore un désir : le désir d'en finir, ce qui crée encore du
trouble dans l'âme. La seule voie d'accès au bonheur serait alors la mise à
mort du désir, ce qui est inaccessible à l'homme.
III / Le désir nous tient en vie :
« la même soif de vie nous tient en haleine jusqu’au
bout. »
Lucrèce (-99 ; -55), De la Nature
Or, le
désir est tout de même ce qui fait de notre vie une vie vivante. Il n'est pas à
renier mais il est, au contraire, à accepter. La seule forme de bonheur qui
serait accessible à l'homme serait alors de s'affirmer dans l'existence : c'est
la « volonté de puissance » (Nietzsche)
qui n'est pas une manifestation de l'instinct de domination mais qui est une
valorisation du désir dans l'existence : le désir n'est pas un fardeau mais est
le moteur de notre vie. Le bonheur ne serait donc pas l'absence de tout désir
mais, à l'inverse, la multiplication des désirs : une vie de désirs serait la
vie heureuse, contrairement à une vie morte, dans la stabilité qui ressemble à
de l'inertie que semble prôner le mysticisme socratique, platonicien,
plotinien, et les chercheurs de l'ataraxie stoïciens et épicuriens. Multiplier
les désirs, toujours avoir des projets, serait le seul vrai bonheur humain : la
stabilité se trouverait ici dans la constance de l'agitation.
Conclusion :
Ainsi, bien que le bonheur semble être une
possibilité pour le mysticisme socratique, platonicien et plotinien, ainsi que
pour le stoïcisme et l'épicurisme (bien que les modes d'accès au bonheur soient
différents), la présence du désir dans l'essence même de l'homme semble
impliquer l'inexistence du bonheur entendu au sens de stabilité du corps et de
l'âme. L'homme étant constamment en agitation du fait d'être un être désirant,
la seule constance, le seul bonheur accessible à l'homme, consisterait dans le
fait d'assumer cet état, cet agitation dans le monde sensible des désirs : il
s'agirait alors de s'affirmer dans l'existence comme le prône Nietzsche, et non
de chercher à tout prix à en sortir comme le propose Plotin. Vivre ici plutôt
que là-bas serait alors le seul bonheur accessible à l'homme. Ce dernier devra
alors faire le deuil de son désir d'au-delà pour multiplier les désirs ici-bas.
Au regarde
des deux conceptions du bonheur que nous avons développées (la plénitude
là-bas, au-delà, hors de ce monde, divin ; et la vie heureuse ici-bas, dans ce
monde, humain, dans la constance de l'agitation), nous pouvons établir un
parallèle avec la gigantomachie Idéalisme / Matérialisme. En effet, le penseur
idéaliste (au sens du mysticisme que nous avons expliqué) pose l'existence d'un
en-dehors du monde, dans lequel se logerait la perfection divine, et, donc, le
bonheur, tandis que le matérialiste affirme qu'il n'existe rien d'autre que
notre monde présent et qu'il nous revient de chercher à vivre heureux ici, et
non dans un hypothétique là-bas. Un parallèle politique est encore ici possible
: entre le révolutionnaire et le réformiste. Le révolutionnaire affirmera qu'un
autre monde est possible en suivant le slogan des alter-mondialistes et qu'il
suffit de faire advenir ce monde idéal, parfait, dans notre monde présent par
la Révolution qui n'est qu'une sécularisation de la Parousie, alors que le
réformiste partira du monde séculier pour tenter de l'améliorer, même s'il ne
le rend pas parfait au regard du révolutionnaire. Le révolutionnaire verra
toujours le réformiste qui fait des compromis avec le monde actuel comme un
traître. Le révolutionnaire refuse le compromis : il veut tout ou rien. Ce
parallèle politique peut alors être mis en parallèle avec une situation
d'éducation : soit le professeur posera son idéal de l'élève modèle et
méprisera alors les élèves actuels qui ne peuvent être que médiocres au regard
de l'idéal qu'on leur dicte ; soit le professeur partira des élèves concrets
pour les améliorer, malgré leurs difficultés, et malgré le fait que ce qu'il
sera parvenu à faire avec eux ne corresponde pas à l'idéal attendu par le professeur
idéaliste et méprisant. Prôner l'idéal et mépriser l'actuel ou tenter d'amener
l'actuel vers l'idéal.
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