vendredi 28 mars 2014

Bilan intermédiaire

Notions étudiées susceptibles de tomber au bac blanc du 1er avril :

-          Le sujet (voir notamment l’analyse du solipsisme dans le cours « La quête de vérité »)
-          La conscience
-          L’inconscient
-          La culture
-          L’art (voir la dissertation corrigée : « L’art nous détourne-t-il du réel ? »)
-          La technique (voir la dissertation : « La culture est-elle nécessaire ? » et le DM sur Rousseau)
-          La religion
-          La raison et le réel
-          La démonstration (voir le cours « Le discours logique » sur le blog)
-          La matière et l’esprit (voir l’analyse de l’âme dans le cours : « La quête de vérité »)
-          La vérité
-          La politique
-          La société et l’Etat
-          La morale
-          La liberté
-          Le devoir (voir la dissertation : « Les passions nous empêchent-elles de faire notre devoir ? »)
-          Le bonheur 
Le désir

Notions qui nous restent encore à traiter :

-          Le travail
-          Le vivant

-          La justice et le droit (en cours)

mercredi 19 mars 2014

Le discours logique

Nous avons vu que le discours théologique dépend d'un usage de la raison humaine bien qu'il traite d'un objet divin qui est au-delà de cette raison. Il nous faut alors comprendre ce qu'est l'essence du discours logique, du discours démonstratif. Husserl dit que la volonté de démontrer est apparue en Grèce antique aussi bien dans le domaine mathématique que dans celui de la logique. L’homme, en tant qu’être rationnel, a la possibilité d’articuler des jugements prédicatifs, notamment dans des raisonnements en trois temps nommés syllogismes qui sont la forme même de la démonstration.

  • Syllogisme : Raisonnement logique constitué de deux premières propositions (prémisses) à partir desquelles on peut déduire une troisième proposition qui en découle logiquement. Par exemple : Tous les hommes sont mortels (1). Les grecs sont des hommes (2). Donc, les grecs sont mortels (3).

Un  syllogisme est constitué de deux prémisses (une majeure et une mineure), et d’une conclusion. Par exemple, « tous les hommes sont mortels. » est la majeure ; « tous les philosophes sont des hommes. » est la mineure ; donc, « tous les philosophes sont mortels. » est la conclusion.
La logique formelle a pour but de montrer quelles sont les formes possibles d’un raisonnement cohérent, c’est-à-dire d’établir les règles formelles de la pensée indépendamment du contenu de cette pensée :

« Cette science des lois nécessaires de l’entendement et de la raison en général ou, ce qui est la même chose, de la simple forme de la pensée en général, nous la nommons : Logique. »
Kant, Logique, 1800

« La logique est l’étude des raisonnements ou inférences, considérés du point de vue de leur validité. »
Robert Blanché (1898 - 1975), Introduction à la logique contemporaine, 1957

« Science qui enseigne à l’esprit ce qu’il doit à lui-même quel que soit l’objet qu’il considère. »
Alain, Définitions, 1953 (posthume)

« La logique est l’art de bien conduire sa raison »
Arnaud (1612 - 1694) et Pierre Nicole (1625 - 1695), La Logique ou l’Art de penser, 1662

Cette logique pose certains principes, comme le principe de non contradiction :

  • Principe de non contradiction : Principe fondamental de la logique énoncé par Aristote qui pose qu’il est impossible d’affirmer une chose (d’un sujet) quelque chose (un prédicat) et son contraire en même temps et sous le même rapport.

Le principe de  non contradiction se trouvait déjà chez Platon :

« jamais le contraire ne sera à lui-même son propre contraire »
Platon, Phédon, 103c, GF, Page 284

La logique tend à devenir mathématique :

« Les mathématiques et la logique […] diffèrent comme un enfant diffère d’un homme ; la logique est la jeunesse des mathématiques et les mathématiques sont la virilité de la logique. »
Russel (1872 - 1972), Pays de Galles, Introduction à la philosophie mathématique, 1952


Cependant, la logique est une science formelle qui est une condition nécessaire mais insuffisante pour la vérité d’une démonstration. Un syllogisme peut être faux du point de vue matériel, c’est-à-dire à l’égard de son contenu. Il en va de même pour tout discours logique : nous pouvons tenir tout un discours en tous points cohérents mais qui ne dit rien de la réalité concrète. C'est ce que montre l'épisode de Kaamelott suivant :

Vidéo : Alexandre Astier, Kaamelott, Livre IV, Tome I, Episode 6 : « Les Pisteurs »

Un syllogisme pose ses prémisses comme étant vraies sans pour autant les démontrer. La logique n’a pas pour but de démontrer la vérité des prémisses.

Exemple :

La définition d’un triangle me dit ce qu’est un triangle mais pas s’il existe quelque chose comme un triangle dans la réalité concrète. Ainsi, la méthode géométrique est incapable de passer de la définition à l’existence de ses objets. Peu importe au mathématicien que le triangle existe concrètement. Pour le mathématicien, la question est simplement de savoir ce que l’on peut démontrer à partir de la définition du triangle et des axiomes de la géométrie. Les mathématiques sont incapables de démontrer l’existence de leurs objets.



Le fait religieux : des croyances au fait social

    « C’est l’office de la philosophie de tout comprendre, même la religion. »
    Jules Lachelier (1832 - 1918)

    Nous avons indiqué que la religion constitue une partie de la culture. Nous avons dit que ce pan de la culture permet de relier les hommes entre eux, ce qui nous a permis d'affirmer l'utilité de la culture. Etymologiquement, le terme « religion » vient d'ailleurs du latin religere qui signifie relier, c'est-à-dire, notamment, relier entre eux les individus qui composent une communauté unie par une même religion. Nous devrions donc parler davantage de fait religieux comme d'un fait social observé par le sociologue plutôt que de la religion au sens d'un ensemble de croyances religieuses, spirituelles, qui donneraient un sens à notre existence. Ainsi, lorsque l'on parle de religion, il faut avoir à l'esprit deux dimensions :
    • l'individuelle, c'est-à-dire le plan des croyances personnelles
    • La collective, c'est-à-dire la manifestation sociale, publique, de notre appartenance à une religion au sens d'institution permettant l'unité d'une communauté.
    Il faut ici rappeler qu'Hobbes relève la distinction des deux plans de la religion en disant que l'on peut manifester son appartenance à une religion officielle d'Etat tout en croyant, en notre for intérieur, en une autre conception du monde que celle que propose la religion en question. Par exemple, dans un Etat chrétien, selon Hobbes, un sujet peut affirmer publiquement s'inscrire dans le christianisme sans pour autant être en accord dans son cœur avec ce qu'il dit et ce qu'il fait. Pour Hobbes, ce qui compte, c'est l'unité sociale, nationale, pour prévenir ce que l'on nomme la guerre civile, notamment pour motifs religieux.
    En termes de manifestations publiques de l'appartenance à une institution religieuse, le fait religieux est présent dans toutes les cultures humaines, même les plus primitives.

    • La religion est-elle raisonnable ?

        La religion doit être considérée à la fois comme un ensemble de croyances et comme un fait social, comme un ensemble de pratiques cultuelles, rituelles.
    Objectivement, une religion, quelle qu’elle soit, est – vue de l’extérieur – une société particulière, historiquement et géographiquement déterminée, qui se reconnaît à certaines pratiques, dont l’accomplissement relève d’une prescription absolue. Subjectivement, la religion vécue de l’intérieur par un adepte qui en justifie la pratique dans son existence est la croyance en une relation fondamentale entre l’homme et Dieu, entre la créature et son Créateur.
    Se demander si cette religion est raisonnable, publique et privée, c'est se demander s'il est raisonnable, c'est-à-dire, ici, souhaitable, de mettre en place une religion et de la maintenir dans notre existence.
    Le terme « raisonnable » renvoie également, plus essentiellement, à ce qui est relatif à la raison, à l'usage de cette raison qui est la faculté humaine de comprendre les choses en les expliquant.
    La religion, tant en ce qui concerne les croyances qu'en ce qui est relatif à la pratique d'un culte, dépend-t-elle d'un usage de la raison humaine et est-elle souhaitable ?
    Si l'on prend la situation dans laquelle un croyant cherche à convertir un non croyant par un discours rationnel argumenté, nous pouvons constater que les arguments sont inefficaces : on ne convertit personne en expliquant. La conversion est produite par une sorte de choc sentimental, et non par une démonstration logique. De cette situation, nous pouvons être porté à penser que c'est par le sentiment que passera la conversion, et non par la raison.
        La question est alors ici de savoir si la religion, considérée à la fois comme ensemble de croyances et comme pratique d'un culte, dépend en son essence d'un usage de la raison ou bien si elle n'est qu'une manifestation de l'irrationnalité qui, peut-être, ne serait pas souhaitable.
        Afin de répondre à cette question, nous dirons d'abord que la religion est essentiellement irrationnelle, c'est-à-dire qu'elle passe d'abord par le sentiment avant de, peut-être, passer par la raison. Par la suite, nous noterons la possibilité de penser la présence de la raison en religion. Enfin, nous nous demanderons si la religion est souhaitable.

    I / L'irrationalité de la religion : la religion du sentiment.

        Il nous faut ici distinguer la philosophie de la religion.
    Nombreux sont les philosophes qui font référence à dieu. Cependant, dans leurs discours, dieu n'est ici qu'un argument pour rendre raison, pour expliquer un événement ou un système construit par le philosophe. Le dieu du philosophe n'est pas un dieu auquel nous allons rendre un culte. En effet, aucune religion ne se revendique platonicienne au point d'adorer l'Un-Bien à proprement parler.
    A l'inverse, le Dieu, en religion, est une personne avec laquelle le croyant entretient une relation sentimentale particulière, ce qui ne peut être le cas avec un argument. L'argument est froid, objectif, alors que Dieu est chaleureux, comme un bon Père.
    C'est cette distinction entre l'utilisation de dieu en philosophie et la croyance en Dieu en religion que note Pascal lorsqu'il oppose dieu à Dieu :

    « Le dieu des philosophes et des savants n'est pas le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. »
    Pascal

    L'opposition n'est pas uniquement entre l'argumentation philosophique et la croyance religieuse : l'opposition est également présente en cela que le dieu philosophique puisse être connu, étant donné que ce sont les philosophes eux-mêmes qui le déterminent par leur raison, alors que le Dieu religieux reste absolument inconnu, inaccessible à l'homme qui n'est qu'une créature qui ne pourra jamais s'élever au rang parfait de son Créateur. Alors qu'il y a une hiérarchie irréductible entre Dieu et les hommes en religion, celle-ci n'est pas en philosophie. Ce qui prime en philosophie, c'est la raison, commune au dieu et aux hommes qui s'élèvent alors au savoir divin. Cette élévation de l'homme en philosophie est considérée, du point de vue religieux, comme une manifestation de l'orgueil condamnable. Ainsi, la religion apprend à l'homme l'humilité, contrairement à la philosophie.

    A / L'utilisation de dieu en philosophie :

    Comprenons d'abord comment les philosophes et les savants utilisent dieu comme un argument pour expliquer un phénomène ou leur système. En philosophie, on invoque dieu pour résoudre des problèmes théoriques :

    1. La question de l'origine : d'où venons-nous ?

    Une première question qui se pose naturellement à l'homme est celle des origines : d'où venons-nous ? Qu'est-ce qui a causé l'univers dans lequel nous évoluons ? Qu'est-ce qui est à l'origine du monde ?
    Les scientifiques répondent en disant qu'à l'origine une particule de matière a explosé, ce qui a provoqué une onde de choc qui se propage encore aujourd'hui : c'est le Big-Bang qui est à l'origine du monde.
    Cependant, d'où vient ce qui a explosé lors du Big-Bang ? Qu'est-ce qui est à l'origine de la matière ? Ainsi, la logique veut que l'origine du monde soit immatérielle, sans quoi nous remontrions infiniment vers une cause antérieure. Il faut une cause immatérielle du monde qui ne soit causée par rien d'autre que par elle-même. Ainsi, dieu est considéré, par la logique et la philosophie, comme étant une cause immatérielle cause d'elle-même (causa sui). C'est cette cause que l'on peut appeler dieu qui est à l'origine de notre univers. Aristote parle du « premier moteur » qui meut l'ensemble de l'univers tout en restant lui-même immobile : dieu meut sans être mû par quoi que ce soit.
    Ainsi, dieu peut être utilisé en philosophie basée sur la logique pour répondre à la question : d'où venons-nous ?

    1. La question de l'origine de la forme : d'où viennent les formes ?

    Si dieu est à l'origine de la matière, qu'est-ce qui fait que cette matière prenne toutes ces formes particulières dans la nature ? La matière ne peut-elle pas rester une masse informe indéterminée ?
    La question de l'origine de la forme nous mène alors à déterminer davantage le rôle de ce qu'on appelle dieu. Platon, dans le Timée, parle du « démiurge » qui, comme l'artisan, façonne la matière. Le démiurge façonne le monde à l'aide de la matière première informe éternelle. Ainsi, dieu est à l'origine de la matière et de la forme.

    1. La question de la survie : qu'est-ce qui soutient l'univers ?

    L'univers trouvant alors sa cause en dieu, qu'est-ce qui fait que l'univers ne sombre pas dans le néant ?
    La question de la survie, de la subsistance de l'univers, implique alors une nouvelle détermination du dieu.
    Bien que Descartes parle du Dieu chrétien, sa manière d'en parler en fait davantage un argument philosophique pour répondre à la question de la subsistance de l'univers plutôt qu'un Dieu auquel nous avons à rendre un culte.
    Descartes dit que la nature n’est rien d’autre qu’une grande machine, qu’un pur mécanisme dépourvu(e) de tout dynamisme interne. Elle ne saurait exister par elle-même. Ainsi, elle est à chaque instant suspendue à une Création divine continuée, toujours renouvelée.
    La question reste alors de savoir si cette Création continuée implique une intervention constante de Dieu par des miracles perpétuels comme dans la pensée de Malebranche (ce qui tomberait sous le coup de la critique leibnizienne qui place la sagesse de Dieu au-dessus de Sa puissance) ou bien si ce n'est que l'être même de Dieu qui permet ce soutien apporté à l'existence de l'univers. La question reste encore irrésolue pour moi.
    La pensée selon laquelle l’être d’un dieu est nécessaire à l’être des choses était déjà présente dans l’Antiquité :

    « Si l’Un n’est pas, alors rien n’est. »
    Platon, Parménide

    Cette pensée de l'Un, que théorisera davantage le néo-platonicien Plotin, a cela de différent de la pensée cartésienne et religieuse en général qu'il ne s'agit pas là d'une pensée de la Création mais d'une pensée de l'émanation. C'est l'être même du dieu qui permet le soutien de l'univers, son maintien dans l'existence : il n'y a pas là un acte qui marquerait une rupture entre un avant et un après Création. De ce fait, dans la pensée antique de l'émanation, le monde est nécessairement éternel, étant donné qu'il émane, qu'il soit engendré (et non pas créé) à partir du dieu, de l'Un.

    1. La question du Mal : s'il y a un dieu, pourquoi y a-t-il le Mal dans le monde ?

    Une quatrième question qui se pose à celui qui pense à un dieu est la présence du Mal dans le monde. En effet, si, par définition, le dieu est parfait, comment peut-on comprendre qu'il y a le Mal dans le monde qu'Il a créé selon la religion ou engendré selon la pensée antique ? Le Mal, c'est-à-dire le crime qui engendre le malheur mais encore la maladie et la mort, nous apparaît d'abord comme étant une preuve de l'inexistence d'un dieu : celui qui subit le Mal se sent abandonné du dieu.
    Pourtant, toute la pensée de la Providence, déjà présente chez les stoïciens, cherche à comprendre le Mal. Leibniz, dans ses Essais de théodicée (1710), justifie la présence du Mal dans le monde par la Providence divine : Dieu, étant la sagesse absolue, n'a pas pu ne pas créer le « meilleur des mondes possibles ». Si ce monde comporte la présence du Mal, c'est qu'il aurait été moins bon qu'il ne le comporte pas. Ainsi, il nous appartient de comprendre le Mal comme faisant partie du plan divin qui, pauvres humains que nous sommes, nous échappe. L'homme, même s'il ne peut comprendre le Mal qu'a posteriori, peut, comme Job, continuer de croire en Dieu et en Sa Providence, même s'il subit le Mal dans sa vie : il faut que l'homme se dise que ce Mal trouve une explication, une justification du point de vue de Dieu, point de vue qui nous est, par nature, inaccessible. Ainsi, Job continue à croire malgré les malheurs qui lui arrive.
    De plus, le Mal est nécessaire pour définir le Bien par opposition, contrepoint, contraste. Pour définir et magnifier la lumière d'un tableau, la technique dite du clair-obscur consiste à ajouter des effets d'ombres en d'autres endroits du tableau. La police ne se définit qu'en fonction des délinquants qu'elle affronte. Les forces alliées ne sont l'axe du Bien que parce qu'elles combattent l'axe du Mal. Le côté obscur de la Force n'existe que pour donner un sens à la Force des Jedis.
    Ainsi, la philosophie, ou plutôt ici la théologie, la théodicée, trouve, dans un discours rationnel, argumenté, une tentative de justification, d'explication, de compréhension du Mal, ce qui peut nous aider à le supporter, à l'affronter.
    Evidemment sans cautionner les atrocités du régime nazi, Jean-Paul II explique que c'est cette période de l'histoire, dans toute sa dimension traumatisante, qui a permis la construction de l'Europe en vue de la paix entre les nations, notamment entre la France et l'Allemagne.


    B / Le point de vue religieux : Dieu n'est pas dieu.

    1. La critique de l'orgueil :

    Or, pour le point de vue religieux, faire référence à Dieu pour des intérêts strictement humains (résoudre des problèmes théoriques ; répondre à des questions humaines) est une marque de l'orgueil de l'homme. Ici, la glorification de la raison humaine est la marque de l’orgueil, de l'hubrys, de l'amour-propre. L'homme s'aime lui-même, avec sa raison, plutôt que d'aimer Dieu.
    Vouloir tout saisir par la raison, par l’esprit, est la marque de l’orgueil humain. 
    Il faut donc comprendre ce qu'est la religion de l'humilité.
    Le fait religieux lie fondamentalement l’homme à des puissances qui sont plus qu’humaines.
    La religion, en termes de croyances, est essentiellement le sentiment d'une hiérarchie entre Dieu et les hommes, le Créateur étant, par définition, supérieur à Sa créature. Ici, il n’est pas question d’atteindre Dieu, de s’élever à Lui. Celui qui prétend pourvoir devenir comme Dieu est orgueilleux, prétentieux, et est donc condamnable. Ainsi, pour Pascal, la philosophie est une entreprise en elle-même condamnable. Pascal parle avant tout du fait que Dieu soit caché à l'homme. Dieu reste, par essence, inaccessible à Ses créatures. La religion n'est alors qu'un mode de vie tentant de s’approcher au plus près de Dieu :

    « Le christianisme […] ordonne à l’homme […] de vouloir être semblable à Dieu. »
    Pascal, Pensées, 1669 (posthumes)

    Cependant, cette volonté de ressembler à Dieu n'entame jamais le respect de la hiérarchie : l'homme ne devient jamais Dieu, ce qui pouvait être le cas dans la pensée platonicienne, puis, plotinienne.

    1. La foi prime sur la raison :

    La religion se distingue de la philosophie également en cela qu'elle valorise d'abord le sentiment avant la raison, avant le discours rationnel argumenté. La religion a d'abord pour fondement une relation sentimentale entre le fidèle et Dieu. Ainsi, outre la critique de l'orgueil philosophique, la religion replace la foi, la croyance basée sur un sentiment avant d'être basée sur une réflexion, au centre de la vie du croyant :

    « Deux moteurs pour vivre sa vie spirituelle : le premier, l'humilité, le second la foi. »
    Père Danny-Pierre

    La foi qui nous ouvre à Dieu est d’un autre ordre que la raison qui doit être subordonnée à la foi.
    Ainsi, il y a une hiérarchie établie entre la foi et la raison, comme entre Dieu et les hommes : la foi prime sur la raison, comme Dieu prime sur les hommes. La foi est présente dans le cœur, et non dans la tête, dans l'entendement, dans l'intellect. Kant semble en accord avec cette position pascalienne lorsqu’il affirme que le devoir moral est inscrit dans le cœur de l’homme. Le « dieu des philosophes et des savants » n’est peut-être donc pas si différent du « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ».
    Pascal dit que seul le cœur « sent Dieu. ». Ce n’est pas par la raison que nous atteindrons Dieu mais c’est par un sentiment poignant.
    La religion est donc essentiellement sentiment, et non réflexion :

    « La religion est le rapport à l’absolu dans la forme du sentiment, […] de la foi »
    Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1821,  III, III, A, Paragraphe 270, Remarque, PUF, Page 354

    « La religion, en son essence, n’est ni pensée, ni action, mais intuition et sentiment. »
    Schleiermacher (1768 - 1834), Discours sur la Religion

    « Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage, […] je le sens. »
    Rousseau

    C'est parce qu'il y a sentiment qu'il y a relation sentimentale avec Dieu. Cette relation prend forme dans la prière et dans la reconnaissance pour une prière réalisée. La prière n'a rien d'orgueilleux : bien qu'il s'agisse d'une demande adressée à Dieu, il est possible d'émettre une demande humble. En effet, le véritable religieux ne demande pas de gagner à la loterie mais il prie Dieu que Son plan providentiel se déroule comme Il l'a pré-déterminé dans Sa pleine sagesse. La prière peut alors s'exprimer ainsi pour être une demande sans orgueil mais, au contraire, avec humilité :

    « Mon Père,
    Je m’abandonne à toi,
    Fais de moi ce qu’il te plaira.
    Quoi que tu fasses de moi,
    Je te remercie.
    Je suis prêt à tout, j’accepte tout.

    Pourvu que ta volonté
    Se fasse en moi, en toutes tes créatures,
    Je ne désire rien d’autre, mon Dieu.

    Je remets mon âme entre tes mains.
    Je te la donne, mon Dieu,
    Avec tout l’amour de mon cœur,
    Parce que je t’aime, et que ce m’est
    Un besoin d’amour de me donner,
    De me remettre entre tes mains
    Sans mesure,
    Avec une infinie confiance
    Car tu es mon Père. »

    Bienheureux Frère Charles de Jésus (1858 - 1916)

    La prière ne doit donc rien demander d'autre que la réalisation de la Providence. Il s'agit alors davantage d'une glorification de Dieu, d'une louange, que d'une prière au sens de demande.
    C'est parce que la religion est essentiellement fondée sur le sentiment, sur la foi, que les religieux autorisent et même encouragent le chant qui s'adresse au cœur et non à la raison de l'homme. Ainsi, Saint-Augustin promeut le chant comme pratique dans l'Eglise :

    « J’incline plutôt, sans émettre toutefois un avis irrévocable, à approuver la coutume du chant dans l’Eglise, afin que, par les délices de l’oreille, l’esprit encore trop faible puisse s’élever jusqu’au sentiment de la piété. »
    Saint-Augustin, Confessions, X, XXXIII, 50, EA, Page 231

    L'avis n'est pas ici « irrévocable » car le chant dans l'Eglise ne doit pas prendre le pas sur l'attention portée à Dieu : le chant religieux ne doit pas devenir un divertissement qui détourne de Dieu, ce à quoi peut tendre la musique d'un groupe comme Glorious par exemple.
    Cependant, le chant est légitimé par le fait que Dieu soit dit, par les religieux, être la Parole, le Verbe : si Dieu est la Parole, le fait de parler, de chanter, peut contribuer à nous rapprocher de Lui. En islam, le Coran est alors chanté.
    Si la religion est donc essentiellement sentiment, et non réflexion, la seule raison humaine est ici insuffisante :

    « La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons, et dans le cœur par la grâce. »
    Pascal, Pensées, 1669 (posthumes)

    Ainsi, le règne de la raison, le lieu de la philosophie, est complété par le règne de la grâce qui passe par le cœur. La philosophie est ici insuffisante : elle doit être touchée par la grâce de Dieu pour devenir religieuse.

    1. La Révélation prime sur la réflexion :

    Le contenu de la croyance religieuse est, du point de vue de la religion, non une construction humaine, un système de pensée bâti par les hommes pour rendre raison du monde dans lequel on vit, mais est le résultat d'une Révélation accordée miraculeusement par Dieu aux hommes par l'intermédiaires des prophètes, et de Son Fils dans le cas du christianisme. L'islam se distingue du christianisme en cela que la religion musulmane ne reconnaît pas le caractère divin présent, pour le christianisme, en la personne de Jésus. Pour les musulmans, Jésus n'est pas le Christ, le Fils de Dieu. L'islam, en reprenant la tradition de l'arianisme, estime que Dieu ne peut être qu'un et que croire en une pluralité de Personnes divines (Père, Fils, Saint-Esprit) comme le fait le christianisme est en réalité un polythéisme qui ne dit pas son nom.
    Quoi qu'il en soit de ces querelles religieuses, en islam comme dans le christianisme, c'est la Révélation qui prime sur la réflexion humaine : le Coran, comme la Bible, ne sont pas considérés comme des écrits humains, mais comme la Parole de Dieu révélée aux hommes par l'intermédiaire des prophètes. Le propre de la Révélation est qu'elle soit soudaine, contrairement à la réflexion qui nécessite de la patience pour construire pas à pas un système cohérent qui rend raison du Tout dans lequel nous vivons. Ainsi, la Révélation est un instant, alors que la réflexion nécessite toute une vie :

    « la révélation divine […] ne nous conduit pas par degrés, mais nous élève tout d’un coup »
    Descartes, Lettre à Picot, Préface des Principes de la philosophie (1644)

    1. La croyance dans les miracles prime sur l'explication scientifique des évènements :

    Le religieux ne cherche pas à expliquer ce qu'il considère comme un miracle.
    Le scientifique, lui, va chercher à déconstruire la croyance en le miracle qu'il voit comme une superstition. Par exemple, alors que le chrétien va considérer que le Christ a changé l'eau en vin, le scientifique va établir une théorie selon laquelle les dépôts de vin laissés au fond de l'amphore mélangés à de l'eau ont donné une couleur semblable à celle du vin à l'eau. De la même manière, alors que le chrétien croit que le fait que le Saint-Suaire soit une trace miraculeuse de la figure de Jésus-Christ, le scientifique établit qu'il s'agit, en réalité, de la plus ancienne photographie de l'histoire de l'humanité.
    Pourtant, du point de vue religieux, ce que l'on considère comme un miracle ne peut être expliqué de manière scientifique, comme la Résurrection du Christ. Le miracle est alors ce qui dépasse l'explication scientifique des évènements car il s'agit de l'action de Dieu qui va au-delà de la régularité de la nature sur laquelle se base la science humaine :

    « Un miracle peut être défini avec précision : la transgression d’une loi de la nature par une volition [volonté] particulière de la Divinité ou par l’intervention de quelque agent invisible [comme les Anges]. Un miracle peut être, ou non, apercevable aux hommes. Cela n’altère pas sa nature ni son essence. Le fait qu’une maison ou un bateau s’élève en l’air est un miracle visible. »
    Hume, Enquête sur l’entendement humain, 1748, X : « Des miracles. », Traduction Didier Deleule, Poche

    « Un événement qui sort de l’ordre général de la nature et qui ne peut être opéré que par Dieu. »
    Saint-Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, 105, 7 ; 110, 4, cité in Nouveau dictionnaire de théologie, « Miracles », I, 2, Cerf

    « Dans l’intention des évangélistes, ces miracles manifestent la puissance de Jésus sur la mort, tout comme sur la maladie et sur le péché. »
    René Latourelle, Dictionnaire de théologie fondamentale, « Miracle », IV, 5, Cerf

    « Un fait est miraculeux quand il dépasse l’ordre de toute la nature créée. »
    Saint-Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, Question 110, a4, c, cité in Ibid., VII, 2

    « Un effet sensible que Dieu produit en dehors de la nature. »
    Pesch, Praelectiones dogmaticae, cité in Ibid.

    « Un fait produit par Dieu, dans le monde, en dehors de l’ordre d’agir de toute la nature créée. »
    Garrigou-Lagrange (1877 - 1964), De Revelatione, Volume 2, 40, cité in Ibid.

    « Le miracle est une action attribuable à Dieu seul, car elle dépasse les forces de tout l’univers créé. »
    René Latourelle, Dictionnaire de théologie fondamentale, « Miracle », II, 1, d, Cerf, VII, 2

    « son action [au miracle] est d’un ordre nouveau [que celui de la nature]. Il [le miracle] s’intègre dans un autre ordre, qui est l’ordre total, universel voulu par Dieu. »
    Ibid.

    Le miracle n’est pas qu’une manifestation de la puissance divine :

    « la valeur signifiante du miracle passe pour lui [Saint-Augustin] au premier plan. »
    Rolf Baumann, traduit par H. Rochais in Nouveau dictionnaire de théologie, « Miracles », I, 1, Cerf

    Le miracle a donc un sens. Ce sens, c'est de montrer la présence de Dieu dans le monde :

    « le miracle apparaît bien moins comme une violation des lois naturelles que comme l’apparition au sein de l’économie présente d’une nouvelle économie du monde, dont celle-ci n’était que la préparation. »
    Louis Bouyer (1913 - 2004), Dictionnaire théologique, « Miracle », Edition Desclée

    (Ainsi, la nature n'était que la préparation de la grâce.)

    « En fait, le miracle chrétien, bien compris, n’est nullement l’introduction d’un désordre dans l’univers créé, mais l’introduction d’un ordre supérieur. »
    Ibid.

    Le miracle est alors le mode de communication de Dieu. Le terme de miracle vient d'ailleurs du latin miraculum qui signifie « objet d'étonnement ». Ainsi, c'est en étonnant par le miracle que Dieu nous parle : le miracle est un signe de Dieu adressé aux hommes.
        
    « Le but du miracle est d’amener les témoins à croire en la mission de Jésus ; ils servent d’attestation de son envoi par Dieu (Jean, 3, 2 ; 10, 25) »
    Xavier Renard, Les mots de la religion chrétienne, « Miracle », Belin
      
    « Parler du miracle, c’est parler de mon existence personnelle, c’est-à-dire que, dans ma vie, Dieu s’est rendu visible. »
    Rudolf Bultmann
      
    « Ses miracles ne sont jamais de purs prodiges, mais des appels à la conversion, à la pénitence, conditions indispensables pour accéder au Royaume. Les miracles sont des signes et en même temps les œuvres du Christ. »
    René Latourelle, Dictionnaire de théologie fondamentale, « Miracle », III, 2, b, Cerf

    « lorsque le Christ opère un miracle, il invite à la conversion et à la foi en sa mission. »
    Ibid., III, 4, c

    « les miracles sont liés au thème de la conversion qui introduit au Royaume. »
    Ibid., VI, 2

    « Le miracle est en vue d’une vocation au Royaume : un aspect singulièrement illustré par la guérison du possédé de Gérasa (Marc, 5, 1 – 20). »
    Ibid., VI, 3
        
    « le miracle est destiné à orienter vers le Royaume »
    Ibid., VI, 6

    « Le miracle […] (…) est un signe adressé par Dieu. Il est porteur d’une intention divine. »
    Ibid., VII, 1

    « Les miracles sont aussi des signes […] : signes adressés par Dieu pour nous aider à reconnaître que Dieu a parlé à l’humanité. »
    Ibid., VII, 3

    « signe et anticipation d’un salut surnaturel »
    Ibid., VIII, 3

    « signe de la transformation gratuite de l’homme et de l’univers par l’Amour de Dieu qui sauve et renouvelle tout, non seulement en apparence, mais en vérité, non seulement pour les hommes d’hier, mais pour ceux d’aujourd’hui et de tous les temps. »
    Ibid.
      
    « Le miracle est signe de la venue dans le monde de la Parole de salut. Le mot capital, ici, est signe. Car le miracle, comme totalité, est (…) une action-signe. »
    Ibid., VIII, 4

    « Il s’agit d’un signe interpellant et interpersonnel, porteur d’une intention divine et adressé à l’homme comme un langage divin, comme une parole concrète et pressante de Dieu »
    Ibid.

    « Les miracles ne sont donc pas des événements historiques fermés sur eux-mêmes, mais des médiations qui orientent vers un au-delà d’eux-mêmes. »
    Ibid.
       
    « Le miracle, enfin, est le signe préfiguratif des transformations qui doivent s’opérer à la fin des temps. »
    Ibid., IX, 8

    « Le miracle est d’abord le signe de la libération et de la glorification des corps. Le corps du Christ ressuscité et glorifié est l’anticipation visible de la destinée finale de l’homme appelé à la communion de vie avec Dieu. »
    Ibid.
      
    « Les miracles sont des signes adressés par le Christ pour orienter l’homme vers le Royaume et l’inviter à la conversion »
    Ibid., XI
      

    Ainsi, nous avons vu que le point de vue religieux était essentiellement basé sur le sentiment, sur la Révélation, sur les miracles, et laissaient de côté la réflexion, le discours rationnel, la science.

    II / De la raison en religion :

        Cependant, il ne faut pas caricaturer le point de vue religieux en en faisant un rejet total de la raison, de la réflexion humaine rationnelle. En effet, la raison humaine a tout de même sa place dans le discours religieux, bien qu'il soit subordonné au règne de la foi, du sentiment, de la croyance. En somme, les arguments rationnels viennent appuyer la foi.

    A / La croyance dans les miracles n'est pas un rejet de la raison :

    Bien que nous ayons opposé la croyance dans les miracles et la science, il ne faut pas dire que croire en les miracles est rejeter la raison. En effet, le point de vue religieux défend l'idée selon laquelle ce n'est pas parce que le miracle est inexplicable du point de vue humain qu'il est irrationnel, dépourvu de raison. Pour le religieux, le miracle est simplement d'une raison supérieure à la notre mais qui reste néanmoins une raison. Il y aurait alors la raison humaine, et, supérieure, la raison de Dieu. Dieu n'est pas irrationnel lorsqu'Il fait un miracle : Il n'est irrationnel que pour nous, de notre point de vue humain. A son échelle, ses actes sont parfaitement rationnels.

    B / La théologie : la présence de la raison en religion.

    Le discours religieux ne se prive pas d'argumenter pour convaincre : c'est la théologie qui cherche à rendre rationnelle, logique, cohérente, la croyance religieuse. Pour le théologien, il est inconcevable que le croyant puisse croire en quelque chose d'incohérent, d'illogique, de contradictoire. Le théologien va alors s'efforcer de répondre, grâce à sa raison, à sa capacité à argumenter, aux questions qui peuvent tenter de remettre en cause la cohérence du contenu de la religion. Il y a alors une démarche rationnelle en religion. La théologie est alors considérée comme une science, comme un savoir :

    • Théologie : Science qui traite de Dieu, de son existence et de ses attributs, soit par l’argumentation (théologie rationnelle ou critique), soit par l’étude des textes sacrés (théologie révélée ou dogmatisme).

    « La théologie est une science, mais en même temps combien est-ce de sciences ! »
    Pascal, Pensées, 1669 (posthumes)

    (En effet, il y a la science des Anges, des Saints, de l'Enfer … etc.) 

    « La théologie est la reine de toutes les sciences. »
    Saint-Thomas d’Aquin

    La théologie est alors le sommet du savoir humain, étant donné que cette science touche au divin. Par l'argumentation rationnelle en théologie, la religion peut alors ressembler à la philosophie.
    Elle [la religion] lui emprunte ses formes [à la philosophie] et se présente elle-même comme la seule philosophie vraie (Saint Thomas d’Aquin).

    Le discours logique.


    • La critique de la théologie :

    Cependant, la théologie est critiquée.
    Kierkegaard (1813 - 1855 ; Danemark) n’a cessé d’exprimer sa méfiance à l’égard de « la savante théologie critique », rationnelle et froide, tout occupée à défendre scientifiquement le christianisme :

    « Le christianisme n’a besoin d’aucune défense, il n’est servi par aucune défense – il attaque. »
    Kierkegaard

    En cherchant à répondre à des questions comme le fait Saint-Thomas d'Aquin, la théologie a une attitude défensive, ce qui est critiqué par Kierkegaard.
    De plus, la religion est, pour la créature de Dieu, l’exigence d’une réalisation existentielle et non une abstraite construction théologique.
    Le véritable croyant n'aurait alors pas besoin de théologie.


    III / La religion est-elle souhaitable ?

        La question de savoir si la religion est raisonnable n'interroge pas seulement l'absence ou la présence de la raison en religion : il nous faut également s'interroger sur la souhaitabilité de la religion, dans sur le plan des croyances que sur celui du fait social.

    A / La religion est souhaitable :

    1. au niveau des croyances : contre la peur de la mort et pour l'espoir.

    La croyance religieuse est souhaitable pour l'individu pour qu'il puisse affronter la peur de la mort, de sa propre finitude. En effet, le contenu de la croyance religieuse est notamment la croyance en un au-delà, en une vie après la mort physique. Affronter la mort, la finitude humaine, semble donc être l’une des finalités de la croyance religieuse :

    « La religion est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort. »
    Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932

    La religion est donc naturelle chez l’homme qui est confronté à la peur de la mort, notamment de la sienne.

    Or, si la croyance religieuse a une utilité pour l'homme (affronter la mort, la finitude), nous pouvons être amener à croire que la religion, dans son ensemble, n'est qu'une création de l'homme, qu'une construction de l'homme pour affronter ses peurs. Ainsi, ce ne serait pas Dieu qui aurait fait les hommes, mais les hommes qui auraient fait Dieu pour leur propre bien. Dieu serait alors l'inverse des défauts humains alors changés en qualités : alors que l'homme est fini, Dieu est infini ; alors que l'homme est temporel, Dieu est éternel ; alors que l'homme est imparfait, Dieu, Lui, est la perfection. C'est l'analyse que fait Feuerbach (1804 - 1872) dans L'Essence du christianisme (1841). Il en va de même dans certaines circonstances : si l'homme est pauvre, son dieu sera riche ; si l'homme est malade, son dieu sera sain ; si l'homme est triste, son dieu sera joyeux ; si l'homme est humilié, son dieu sera glorifié.
    L’homme pauvre a un dieu riche.
    Or, le fait que dieu soit invoqué dans des circonstances défavorables appuie la croyance selon laquelle la religion n'est qu'une création de l'homme pour supporter son état actuel en espérant autre chose, un au-delà radieux. Ainsi, il est :

    « suspect que la religion soit principalement recommandée et recherchée pour les temps de misère publique, de délabrement et d’oppression, et qu’on l’indique en guise de consolation […] et en guise d’espérance d’un dédommagement de la perte [subie]. »
    Hegel, Principes de la philosophie du droit, III, III, A, Paragraphe 270, Remarque, PUF, Page 352
    Ibid., Leçons sur la philosophie de la religion, 1832, I, « Le rapport de la religion à l’Etat. », d’après le cours de 1831

    « Les hommes n’ont jamais si volontiers recours à la dévotion que lorsqu’ils sont abattus par le chagrin ou déprimés par la maladie. »
    Hume, Dialogues sur la religion naturelle, 1779 (posthumes), 12ème partie

    Ainsi, Dieu n’est que la projection des espérances humaines.
    Si Marx s'inscrit dans cette analyse du fait religieux, il ne le fait pas pour le dénoncer. La religion serait alors acceptable et même souhaitable pour l'individu, pour qu'il continue à vivre malgré tout ce qu'il subit :

    « elle le cœur d’un monde sans cœur »
    Marx

    Ici, la spiritualité est un besoin : elle n'est pas une marque de faiblesse.
    Chacun entretient à sa manière le rêve primitif d’une société paradisiaque et d’un monde où tout s’obtiendrait sans travail, par la prière, comme au temps de l’enfance, ou grâce à la lutte finale qui verra le triomphe du Bien sur le Mal, puisque Dieu le veut. L’espoir d’un monde meilleur, loin d’être détruit par la vision désespérante de la réalité, se change en espérance dans un autre monde où l’on rasera gratis au soir du Grand Soir, dès demain ou à Pâques.

    1. au niveau du fait social : pour la politique.

    La religion, en tant que fait social, est souhaitable pour la politique, pour l'organisation de la Cité.
    La religion rassemble et rattache. Elle rassemble les hommes en les rattachant à des puissances surnaturelles qu’ils doivent vénérer.
    Malgré le fait que Machiavel (1469 - 1527 ; Italie) ait théorisé l’a-moralité de la politique, l’auteur du Prince (1532 (posthume)) conserve en sa pensée une place importante pour la religion. La religion permet de gouverner efficacement. C'est en tout cas ce que nous apprend l'histoire :

    « L’histoire romaine […] prouve que la religion est utile pour commander les armées, pour réconforter le peuple, pour maintenir les gens de bien et faire rougir les méchants. »
    Machiavel, Sur la première décade de Tite-Live, 1531 (posthume)

    La religion, en instaurant l'espoir (pour l'armée et pour le peuple) et la morale, est un instrument politique non négligeable, la politique étant l'art de bien gouverner la Cité en y mettant de l'ordre. La politique prend appui sur la morale pour agir efficacement :

    « l’appui de la bonne morale, des vrais principes et des bonnes mœurs »
    Napoléon

    L'honnêteté est alors, encore aujourd'hui, un argument lors des campagnes politiques, quoique trop souvent elle soit feinte.

    Cependant, la religion peut servir une politique immorale. Par exemple, en disant aux pauvres d'espérer la richesse dans une autre vie, la religion est devenue un discours visant l'apprentissage de l'acceptation de la pauvreté et de la domination des bourgeois :

    « Qu’est-ce que la religion ? Un besoin apparu à un stade d’évolution inférieur et dont la classe supérieure s’est servie pour tenir la classe inférieure sous sa domination. »
    August Strindberg (1849 - 1912), Suède, Petit Catéchisme à l’usage de la classe inférieure, 1886

    Ainsi, le pouvoir n'a que faire de la morale ou de la religion. Le pouvoir est a-moral et a-religieux :

    « On doit bien comprendre qu’il n’est pas possible à un prince […] d’observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu’il est souvent obligé, pour maintenir l’Etat, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même. »
    Machiavel, Le Prince, 1532 (posthume)


    Or, il n'empêche que la religion serve la politique, que celle-ci soit morale ou non.


    1. contre l'économisme :

    La religion en tant que fait social peut également servir et la communauté et l'individu particulier en les aidant à lutter contre l'économisme, c'est-à-dire contre l'omniprésence de l'économie dans notre vie.
    Cet économisme est un fait : tout se pense sur le mode économique. Les relations entre individus ne sont plus que des rapports froids entre clients et producteurs : les parents tendent à devenir de simples financeurs ; les professeurs tendent à n'être plus considérés que comme des producteurs de savoirs (les élèves n'étant alors plus que des consommateurs de cours) ; et l'ensemble des rapports entre individus tendent à n'être plus que des rapports de compétition, parfois violente. Toutes nos relations sont alors les mêmes que celles sur un marché financier.
    La religion, en instaurant le sacré, notamment dans le temps, est une forme de lutte contre cet économisme envahissant. En effet, le temps de la prière est un temps dans lequel la personne redevient personne, ayant sa valeur en elle-même et non pas en ce qu'elle produit, en sa capacité à être productive, compétitive. La religion, en instaurant dans la semaine un temps dans lequel on sort de l'impératif de rentabilité économique, que ce soit pour la prière du vendredi pour les musulmans, pour le shabbat le samedi pour les juifs, ou pour la messe le dimanche pour les chrétiens, permet de ne plus se considérer constamment comme des agents économiques. La religion étant tellement un obstacle à l'économisme, les capitalistes, qui cherchent à maximiser leur profit, cherchent à influencer la loi et les mœurs pour démocratiser le travail le dimanche par exemple, sans considérer à aucun moment quel est le sens de cette absence de travail le dimanche (ou le vendredi ou le samedi).


    B / La critique de la religion :

    Malgré ces arguments en faveur de l'instauration et du maintien du fait religieux dans notre société, sous d'autres aspects, dans d'autres domaines, la religion n'est pas souhaitable et est donc à rejeter :

    1. La religion est un obstacle à la vérité : c'est l'obscurantisme.

    • Obscurantisme : Par opposition à la philosophie des Lumières, caractérise toute religion ou doctrine qui s’élève contre la diffusion des connaissances et de l’instruction dans le peuple.

    C'est là l'essence de la critique adressée aux religieux par les philosophes des Lumières au XVIIIème siècle. La religion, en imposant par la force le respect de certains dogmes, y compris sur le plan des croyances, empêche parfois d'accéder à la vérité démontrée par la raison, par le discours rationnel, par la science.
    La philosophie des Lumières discrédite et condamne la religion en raison de son irrationalité.
    Un exemple flagrant du fait que la religion empêche l'accès à la vérité est le fait que l'Eglise catholique ait pendant longtemps cru au géocentrisme et que la Terre était plate, même contre les démonstrations de Galilée, notamment en ce qui concerne l'héliocentrisme.
    Un autre exemple est celui du créationnisme radical, notamment américain, qui, en croyant en la vérité du contenu du livre de la Genèse, rejette les démonstrations scientifiques de l'évolutionnisme, notamment de Darwin.
    Ainsi, le refus de croire au surnaturel fut considéré comme un délit, en Grèce, dès -432, dans ce –Vème siècle qui fut un siècle de persécution marqué par une série de procès uniques dans l’histoire athénienne. La plupart des maîtres de la pensée (Anaxagore, Diagoras, Protagoras) furent bannis ou obligés de fuir, et le plus illustre de tous, Socrate, accusé d’impiété, fut condamné à boire la ciguë.
    En -399, un certain Mélétos, homme du puissant Anytos, déposa entre les mains du roi la plainte suivante : « Socrate est coupable de ne pas reconnaître comme dieux les dieux de la Cité […] ; il est coupable aussi d’avoir corrompu la jeunesse. La peine demandée est la mort. ». Déclaré coupable par 281 voix contre 220, mais invité à fixer lui-même sa peine, Socrate demanda que la Cité lui rendît les honneurs dus aux héros. Il fut alors condamné à boire la ciguë. 
    Anaxagore fut accusé d’impiété et condamné à mort pour avoir soutenu que le soleil était une masse incandescente. Cependant, sauvé par Périclès qui était son disciple, il paya une amende et dut s’exiler.
    Protagoras fut accusé d’impiété et chassé d’Athènes pour avoir dit  : « des dieux, je ne peux savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas », c'est-à-dire pour avoir été agnostique.
    Diagoras tourna en dérision le culte des dieux et sa tête fut mise à prix.
    Encore aujourd'hui, tourner en dérision les religions peut poser problème, comme ce fut le cas pour Charlie Hebdo avec l'islam.
    Arrêté par l’Inquisition de Venise en 1592, Giordano Bruno, philosophe accusé, ne sortit de prison que pour monter sur le bûcher, à Rome, le 17 février 1600. Giordano Bruno, que Descartes range parmi les « novateurs » (Lettre à Isaac Beeckman, 17 octobre 1630), soutenait notamment que « la Terre se meut, et, avec elle, toutes choses qui s’y trouvent ».
    Ainsi, ces multiples exemples historiques montrent que la religion peut entraver la marche de l'humanité vers la vérité.

    1. La religion de la faiblesse :

    Nous avons dit que la religion permet à l'homme d'affronter la peur de la mort.
    Or, pour certains, le fait d'avoir besoin du discours religieux pour ne pas avoir peur de la mort est un aveu de faiblesse. Il faudrait alors faire un effort sur soi pour surmonter sa peur, et non rester, comme un enfant, dans le giron rassurant de la religion. Le religieux, c'est-à-dire celui qui dispose du pouvoir dans l'institution religieuse profitera d'ailleurs de notre faiblesse enfantine si nous n'affrontons pas courageusement nos peurs :

    « Là où il y a des troupeaux, c'est l'instinct de faiblesse qui a voulu le troupeau, et l'astuce du prêtre qui l'a organisé. »
    Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887, 3ème dissertation, Paragraphe 18, GF, Page 154

    Cela s'adresse tout particulièrement au christianisme :

    « Le Christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais Chrétiens sont faits pour être esclaves, ils le savent et ne s’en émeuvent guère. »
    Rousseau, Du Contrat social, IV, VIII, GF, Page 177

    « une société de vrais chrétiens ne serait plus une société d’hommes. »
    Ibid., Page 175

    « Le christianisme est une religion d’esclaves. »
    Nietzsche

    1. De la faiblesse à la cruauté :

    Si la religion joue sur la faiblesse humaine, elle a alors tendance à devenir cruelle, car les faibles tendent à devenir les plus cruels. En effet, l'humilié a tendance à désirer se venger, prendre sa revanche, et, alors, à écraser l'autre. Cette tendance psychologique de l'humilié a notamment été analysée au regard de l'Allemagne nazie. En effet, c'est en partie en fonction de l'humiliation que constituait le traité de Versailles de 1918 que les Allemands, alors tentés par le nazisme nationaliste, ont désiré prendre leur revanche sur la France. Les soldats nazis étaient d'ailleurs recrutés, la plupart du temps, chez les laissés-pour-contre de la société, chez les oubliés, chez les frustrés, chez les humiliés. Leur chef, Hitler, était, selon certains analystes, un humilié lui-même qui aurait pris sa revanche. Le film Mein Fuhrer expose avec humour cette théorie qui cherche à expliquer, en partie, le nazisme.

    1. De la cruauté à la guerre :

    Si la religion a pour conséquence la cruauté, elle engendre alors la violence et la guerre :

    « Combien de fois n’ai-je pas observé avec étonnement des hommes, qui se vantent de professer la religion chrétienne, c’est-à-dire l’amour, la joie, la paix […], se combattre avec la plus incroyable malveillance et se témoigner quotidiennement la haine la plus vive ; si bien que leur foi se faisait connaître plus à la fureur de leur attitude, qu’à leur pratique des vertus. »
    Spinoza, Traité théologico-politique, 1670

    1. La religion liberticide :

    La religion est également jugée comme étant liberticide en cela qu'elle consiste, en partie, en l'imposition du respect de certains dogmes qui impliquent certains comportements, comme la prière, par exemple, qui est l'un des cinq piliers de l'islam.


    C / La religion acceptable :

    1. Croyant / Fanatique :

    Cependant, malgré les critiques que l'on puisse adresser à la religion (obscurantisme ; manipulation des faibles, donc, cause de cruauté, donc, cause de violence et de guerre ; privation de liberté), celle-ci reste acceptable à condition que l'on distingue le croyant du fanatique. Le croyant conserve une part de doute : il ne dit pas connaître la vérité mais il croit, en son for intérieur, par un sentiment poignant, que le discours tenu par une religion est la vérité. Cependant, il ne peut être sûr par lui-même, c'est-à-dire sans avoir vu Dieu. Celui qui est sûr sans avoir vu Dieu, c'est le fanatique, le persuadé d'être dans la vérité. La fanatique, lui, contrairement au croyant, va tenter d'imposer sa conception du monde. Il sera alors obscurantiste, c'est-à-dire rétif à tout discours qui adopterait une conception du monde hérétique, même si ce discours serait démontré scientifiquement. Le fanatique deviendra alors cruel et vindicatif pour imposer sa conception du monde, sa croyance qui pour lui n'en est pas une mais qui est une certitude. Il cherchera alors à priver de liberté l'ensemble de ceux qu'il côtoie en cherchant à imposer le respect des dogmes qui impliquent certaines pratiques.

    1. La religion est acceptable si l'action qu'elle prône est morale, c'est-à-dire universellement valable.

    Le fait social qu'est la religion reste acceptable si les actes prônés par la religion n'entre pas en contradiction avec la morale universelle. De fait, certains dogmes religieux ne semblent pas poser problème :
      
    « L’homme doit se modeler sur Sa charité. »
    Saint-Augustin, De Trinitate, XII
         
    « Aimes ton prochain comme toi-même. »
    Bible

    Ici, il y a une dimension éthico-religieuse.
    La religion est alors acceptable en ce qu'elle a de morale. L'Eglise n'est alors plus considérée que sous cet aspect au point de devenir, aux yeux des autres, qu'une immense association humanitaire et c'est cet aspect-là de l'Eglise qui est valorisé, et non les autres. Le Pape François est alors perçu comme un Pape humain, proche des pauvres, davantage que Benoît XVI qui passait pour un théologien froid et conservateur. C'est la dimension progressiste de l'Eglise qui est valorisée, notamment par les médias, et, par conséquent, dans l'opinion publique.


    1. L'athéïsme :

    • Athéisme : Toute doctrine qui nie l’existence de Dieu.

    Ainsi, la religion pourrait disparaître, du moment que l'on garde la morale. La morale athée, c'est-à-dire qui croit en l'inexistence de Dieu, serait même plus noble que la morale religieuse car plus désintéressée. En effet, le religieux qui agit moralement agit en espérant une récompense, dans cette vie ou dans la vie dans l'au-delà. Le religieux est moral en vue de sa place au Paradis. Ainsi, il agit de manière intéressée, ce qui est encore une forme d'orgueil humain. L'athée qui aide un pauvre, lui, agit sans espérer aucune récompense, si toutefois il ne le fait pas en vue de s'assurer une certaine reconnaissance sociale et/ou une bonne conscience à la suite de son acte. Ainsi, il est possible de faire l'éloge de l'athéisme :

    « Ne croyant pas à Dieu, n’espérant aucune récompense, persuadés du néant dans lequel ils entreront à la fin de leur vie, les athées qui auront aimé leur prochain comme eux-mêmes et plus qu’eux-mêmes ont droit au titre de saint. Et seuls ils peuvent espérer être assis à jamais à la droite de ce Seigneur auquel ils ne croient pas. »
    Jean d’Ormesson, C’est une chose étrange à la fin que le monde, « La mort : un commencement ? », « Eloge de l’athéisme », Robert Laffont, 2010, Page 249