mercredi 19 mars 2014

L'attention

Distinctions conceptuelles :

  1. Attention / Curiosité

La curiosité est tout aussi souhaitable que l'attention en philosophie.
Néanmoins, est ici concernée une forme particulière de curiosité. En effet, il ne s'agit pas d'être curieux en expérimentant de nouvelles sensations par exemple. La curiosité qui nous concerne en philosophie est celle qui consiste à rechercher de nouvelles connaissances de ce qui nous est alors inconnu. Ainsi :

Socrate [-470, -469 ; -399] : « la curiosité d’apprendre et la philosophie sont une seule et même chose.

Glaucon : Oui. »

Platon (-424, -423 ; -348), La République, II, 376, Poche, Page 82

Le curieux regarde de tout côté, voudrait se rendre dans tous les pays du monde, voudrait observer ce qu'il ne connaît pas encore.
L'attentif, lui, se concentre sur un objet d’étude particulier pour en comprendre tous les tenants et aboutissants. C’est ce que nous faisons en philosophie : nous nous intéressons à une notion, à un terme, et nous tentons de comprendre quels sont les problèmes qui gravitent autour de cette notion. C’est ce que nous faisons ici en parlant de l’attention : nous sommes attentifs à l'attention. Ortega y Gasset (1883 – 1955 ; Espagne), dans ses Méditations sur la chasse, compare l'attentif au chien de chasse.  Le chien de chasse ne regarde qu’à un seul endroit une fois qu’il a sa cible en vue. Il ne doit pas être diverti de son objectif. Aussi, il va au plus vite sur sa proie, c'est-à-dire qu'il ne fait pas sans cesse des détours pour, enfin, arriver à son but. L'attention philosophique proscrit donc le divertissement et l'inutilité de certains discours qui n'amènent rien à la réflexion, qui ne sont, en réalité, que du remplissage.
Le curieux, lui, est comparable au chasseur qui regarde de tous les côtés, car il ne sait pas d’où surgira la proie. Le curieux, en philosophie, doit être prêt à voir surgir un problème sous n'importe quel terme qu'on lui propose.

  • De la curiosité à l'attention :

Si le curieux est en recherche de problèmes et que l'attentif ne démord pas du problème qu'il a en vue, alors la curiosité précède donc logiquement l'attention en philosophie : le philosophe est curieux, puis, attentif. Il faut, d'une part, élargir son champ de réflexion, puis, d'autre part, être attentif aux problèmes que l'on aura repéré. Il faut être chasseur, puis, chien de chasse. Il faut chercher les problèmes qui correspondent aux concepts, puis, une fois l'objet d'étude défini, déterminé, concentrer ses réflexions sur la proie pour qu'elle ne nous échappe pas.

  1. Attention / Concentration

Il ne faut pas confondre l'attention et la concentration : être attentif n'est pas se concentrer. L'attention est un état, tandis que la concentration est un processus, une dynamique.

  • De la concentration à l'attention :

Le processus qu'est la concentration précède l'attention : l'homme se concentre pour être attentif. L'attention est la finalité, la cause finale de la concentration.

  • La concentration contre le divertissement :

La concentration, en tant que mobilisation de l'esprit en vue de l'état attentif, renvoie donc à une capacité spirituelle de l'individu. Or, chacun n'a pas la même capacité de concentration. Cette capacité est comme un muscle qu'il faut entretenir. Or, en fonction du parcours et des activités de chacun, ce muscle peut s'atrophier. Cette atrophie, c'est-à-dire cette absence de capacité de concentration (ce qui empêche d'atteindre l'attention), est à son paroxysme chez celui qui est constamment dans le divertissement et dans le changement perpétuel de ce divertissement : le diverti manque de concentration, ne parvient pas à déterminer un objet d'étude particulier, perd sa proie, car il ne parvient pas à stabiliser son regard. Le diverti sombre dans le survol des notions sans s’arrêter à une étude particulière : c’est la culture zapping. Le divertissement est un détournement du regard qui nous empêche de nous concentrer sur un objet d’étude. Etymologiquement, le divertissement vient du latin distraere qui signifie « se détourner de ». Le divertissement est donc à proscrire en philosophie.

  1. L'ennui : cause du divertissement.

Le divertissement prend sa source dans l’ennui : nous changeons sans cesse d’objet d’étude sans s’attarder sur un seul en particulier car nous nous ennuyons.

  1. De l'ennui à la haine :

Le terme « ennui » vient du latin inodiare, qui, décomposé, donne in odio esse qui signifie « être l’objet de haine ». Ainsi, s’ennuyer serait se haïr soi-même. Cette haine de soi se traduit par le fait de ne pas pouvoir se supporter. Ainsi, nous nous divertissons pour échapper à nous-mêmes, à notre propre personne qui est l’objet de notre haine. Se divertir serait donc se détourner de soi, de sa personne que l’on ne supporte pas.

  1. De la haine à la violence :

Ce divertissement originaire de la haine se traduit donc naturellement par la violence qui est la fille de la haine.
Pour illustrer le fait que le divertissement, par essence, produit la violence, nous pouvons faire référence au divertissement du peuple romain : les combats de gladiateurs. Le combat sanglant jusqu'à la mort, et les mises à mort en général étaient considérés comme des spectacles.


Objection : L'utilité sociale et politique du divertissement :

Cependant, ces spectacles morbides, qui devaient effectivement divertir les gens, avaient également un rôle social et un rôle politique : rôle social en cela qu'ils rassemblaient le peuple autour d'un seul et même événement ; rôle politique en cela que les dirigeants, quels qu'ils soient, étaient présents (ce qui leur permettait d'être vus par leur peuple). De plus, plus l'exécution était spectaculaire, plus cela impressionnait ceux qui avaient dans l'idée de commettre un crime. Ainsi, l'exécution spectaculaire garantissait l'ordre social. C'est ces différentes dimensions (social, politique) que l'on peut observer au travers de cette épisode de la série Kaamelott :

  • Alexandre Astier, Kaamelott, Livre I, Episode 9 : « Léthal »


Contre-objection : La violence anti-sociale :

Cependant, quelque soient les avantages sociaux et politiques de l'exécution publique, ce spectacle divertissant reste morbide et, par nature, violent.
Aujourd'hui encore, la violence et la mort divertissent : deux adolescents américains (James Edwards, 15 ans, et Chancey Luna, 16 ans) ont tué par balles un joggeur australien (Christopher Lane, Joueur de base-ball professionnel, 22 ans) dans l'Oklahoma dans la ville de Duncan par ennui, selon leur ligne de défense.


Le divertissement morbide peut donc être anti-social.
Ainsi, la mort et la violence en général divertissent. Cela explique sans doute le succès des séries et romans policiers ou encore la fascination du grand public pour les serial-killers.
Ainsi, au regard des exemples que nous avons donné, nous pouvons dire que le divertissement, proscrit en philosophie au profit de la concentration vers l'attention, est, par nature, violent, prenant sa racine dans la haine (de soi).


Objection : La légitimation du divertissement :

Pourtant, nous nous divertissons sans nécessairement nous jeter dans le sanglant et le morbide. Le divertissement semble pouvoir être anodin, comme lorsque l'on joue aux cartes avec des amis.

  1. La nécessité du divertissement :

De plus, le divertissement est également nécessaire pour la santé du corps et de l'esprit. Sous ce dernier aspect, le divertissement est délassement :

« L’amusement, le jeu (la paidia) est là pour se délasser. »
Aristote (-384 ; -322), Poétique

  1. Le plaisir du divertissement :

Le divertissement vient contre-balancer un effort. Après l’effort, le réconfort. Le divertissement est donc à associer au plaisir :

« Les distractions sont des biens agréables qui font cesser le souci. »
Euripide (-485 ou -480 ; -405), Les Bacchantes, 381, cité in Ibid.

Ce divertissement agréable peut alors prendre différentes formes :

« Cicéron [-106 ; -43] est d’avis qu’on se délasse dans la lecture des poètes. »
Quintilien, Institution oratoire, X

« C’est un divertissement de voir ces couleurs vives et intenses. »
Newton (1643 Angleterre – 1727), Lettre à Oldenberg

Newton fait ici référence au fait qu'il ait démontré que la lumière blanche soit un composé :


Ainsi, on peut voir que le divertissement sert l'esprit créatif de l'homme :

Pascal (1623 – 1662) théorise le calcul statistique alors qu'il jouait aux cartes.

Ainsi, le divertissement est anodin, délassant, nécessaire pour la santé corporelle et spirituelle, agréable, et sert l'esprit créatif de l'homme.


Contre-objection : Les limites du divertissement :

Bien que le divertissement soit plaisant, agréable, il ne doit pas être permanent. L'Homme ne doit pas se perdre dans le divertissement, dans la culture zapping qui lui plaît tant. L'Homme ne doit pas devenir le « Dernier Homme » (Nietzsche (1884 - 1900), la race qui marque la fin de l’Histoire. Avec le « Dernier Homme », L’Histoire serait arrêtée : elle aurait sombré dans le besoin de fête des hommes. Ce « Dernier Homme », c’est « Festivus Festivus » (Philippe Muray (1945 – 2006)), l’être qui fête le fait qu’il y ait une fête. Pour cet être, le divertissement est devenu une fin en-soi.
Celui qui viendra tenter de limiter ce divertissement généralisé sera dénigré, rejeté par la foule, par le bas-peuple qui ne recherche que son plaisir, guidé qu’il est par ses instincts les plus primaires :

« Un confiseur dira du médecin : « Voyez, cet homme vous tourmente, vous inflige des traitements drastiques, et vous prive de sucreries ; il vous veut du mal ; il est votre ennemi public ; croyez-moi, moi qui vous fait plaisir. » »
Platon, Gorgias, III

C’est le confiseur qui gagnera les faveurs du peuple. Le confiseur est l’organisateur des divertissements, tandis que le médecin est le philosophe qui appelle à la concentration en vue de l’attention.
Malgré le fait que la populace n’écoute pas son médecin, certains n’abandonnent pas et poursuivent incessamment les appels à la concentration :

Zarathoustra, prophète mis en scène par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra (1855). Ce prophète s’adresse aux masses, bien qu'il ne soit pas entendu.

Sur un plan plus religieux que philosophique, Pascal, dans ses Pensées (1669) (posthumes), dénonce le divertissement car il détourne de la foi (chrétienne).

Sur un plan peut-être plus laïc, Rousseau (1712 Suisse – 1778) critique le divertissement en disant :

« L’homme se distrait et il fait mal. »
Rousseau

Rousseau s’inscrit ici dans la droite ligne d’Aristote qui, déjà, constatait :

« Les hommes s’arrêtent à « l’amusement (l’ékeivén) ». »
Aristote, Poétique

Le divertissement, sous toutes ses formes, nous détourne de l’essentiel :

« Les hommes s’en vont admirer la hauteur des montagnes, les vagues géantes de la mer, les fleuves glissant en larges nappes d’eau, l’ample contour de l’océan, les révolutions astrales : et ils se laissent eux-mêmes de côté ! »
Saint-Augustin (354 – 430), Algérie, Confessions, X, VIII, 15, EA, Pages 167 à 169

Ainsi, ce à quoi nous appelle Saint-Augustin, c’est à l’étude de soi-même. Il s’agit de se concentrer sur nous-mêmes en vue d’être attentifs à nous-mêmes. Cette attention nous mènera, peut-être, à la connaissance de nous-mêmes. Cette connaissance, il faut l’entendre comme une connaissance de notre propre personne particulière, mais également comme une connaissance de ce qui fait notre essence d’être humain. En ce qui concerne ce second aspect de la quête de soi, il s’agit de se rendre attentif à ce qui est proprement humain. Connaître l’Homme, c’est se connaître soi-même. « Connais-toi toi-même ! » est ce que dit l’oracle de Delphes qui, traditionnellement, est devenu le mot d’ordre de la philosophie inscrit sur le fronton d’un temple d’Apollon et repris par Socrate dans le Charmide de Platon. Il nous faut donc se concentrer sur nous-mêmes, sur l’Homme, afin de ne pas suivre ceux qui « se laissent eux-mêmes de côté ».
D’un point de vue platonicien, nous pourrions dire que l’attentif aura atteint l’Idée de son être. Nous pouvons également dire, en utilisant un langage aristotélicien, que l’homme attentif est en acte, et non plus en puissance.


Note sur Platon :

Platon estime que ce qui nous environne (le sensible) n’est en réalité qu’un « simulacre » par rapport aux Idées.
Cette idée est reprise dans le film The Matrix :

Vidéo : La matrice.

Dans le film, la matrice est une simulation de réalité, simulation créée par les machines qui ont réduit en esclavage l'humanité pour puiser l'énergie vitale des individus. Ainsi, tout le monde (ou presque car il y a la Résistance) est plongé, dès sa naissance, dans un comas artificiel et les machines connectent le cerveau de l'individu à la matrice, à cette « réalité » virtuelle que nous appelons, à tort, le monde. Nous n'avons pas conscience que tout ce qui, pour nous, nous entoure n'est qu'un ensemble de représentations mentales mises en notre cerveau par les machines. Ainsi, ce que nous pensons à tort être la réalité n'est qu'une illusion de notre cerveau, illusion causée par les machines. Nous vivons alors de fait dans un monde de simulacres alors que la véritable réalité est ailleurs et est toute autre.
Il en va de même chez Platon : en percevant le monde sensible, nous pensons qu'il s'agit là de la réalité véritable, alors que celle-ci est ailleurs et est toute autre. Ce que nous sentons, ce que nous percevons par le biais de nos sens, comme une table par exemple, n'est pas la réalité véritable. La réalité est alors au-delà du sensible. La réalité de la table, par exemple, c'est sa définition, son Idée. Une fois que notre intellect a atteint l'Idée de la table, la définition de la table, alors nous vivons dans l'intelligible, et non plus dans le sensible. Platon prend un autre exemple que celui de la table pour nous expliquer ce passage du sensible à la réalité véritable intelligible : dans La République, il distingue le tracé géométrique, d'un triangle par exemple, et l’objet mathématique, la définition du triangle. Platon prend également l’exemple des trois lits : le lit sensible n’est que l’image de l’Idée de lit. Le lit sensible sur lequel on dort n'est qu'un exemplaire répondant à la définition d'un lit, la véritable réalité se trouvant du côté de la définition et non de celui du sensible que l'on appelle, pourtant à tort, la réalité. L’image, peinte par exemple, d’un lit est alors l’image d’une image, le simulacre d'un simulacre. Ainsi, selon Platon, il y a trois degrés de réalité. Le plus haut degré de réalité, le plus véritable, est celui de l’Idée.

La condamnation platonicienne de l'art :

C’est en fonction de cette remarque sur les trois degrés de réalités que Platon condamne l’art qui n’est que la production de l’image d’une image qui nous éloigne de la réalité intelligible encore plus insidieusement que le monde sensible car elle cherche à nous tromper en se faisant passer pour ce qu'elle n'est pas (c'est-à-dire le monde sensible). Il y a même un degré encore inférieur de réalité dans la production artistique. En effet, l'artiste ne copie pas le sensible : il le déforme, ne serait-ce qu'en n'en représentant qu'un seul aspect particulier, qu'une seule face. Ainsi :

Socrate : « L’art d’imiter est bien éloigné du vrai […] il ne touche qu’une petite partie de chaque chose, laquelle n’est d’ailleurs qu’une ombre. »
Platon, La République

Une représentation artistique n’est donc qu’une « apparence de apparence d’une apparence » (Nicolas Grimaldi, L’ardent sanglot). Nous pouvons établir ainsi les différents degrés de réalité chez Platon du plus véritable au plus éloigné :

  • L'Idée (réalité)
  • Le sensible. (apparence)
  • La représentation artistique. (apparence d'une apparence)
  • La représentation artistique qui tronque le sensible. (apparence d'une apparence d'une apparence)


  • Peut-on se libérer des illusions ?
  • L'art nous détourne-t-il du réel ?


Ainsi, ici, il s’agit de se rendre conforme à son Idée d’être attentif. Pour ce faire, il s’agit de convertir (et non plus divertir) son regard vers les Idées. Il s’agit de se concentrer sur les Idées et donc se divertir du divertissement. Il s'agit d'une :

« véritable conversion libératrice vers elle-même de notre âme [à laquelle appelle l’oracle de Delphes], plongée dans l’erreur et l’oubli de soi, à laquelle nous convie le message de Socrate. »
Koyré (1892 – 1964), Introduction à la lecture de Platon, 1945,  I / Le dialogue, nrf essais Gallimard, Page 16

Cette « véritable conversion libératrice » à laquelle nous invite Socrate n’a rien de religieux. Il s’agit d’une conversion du regard, d’une véritable transformation du statut de l’individu : c’est ce que nous montre l’allégorie de la Caverne. Selon cette allégorie exposée par Platon dans La République, l’être qui ne s’est pas encore converti à la contemplation des Idées est semblable au prisonnier de la Caverne. Celui-ci est enchaîné et tourné vers le fond de la Caverne. Derrière lui se trouve un feu. Devant ce feu, il y a des individus qui transportent des marchandises. Le prisonnier ne voit donc que les ombres des marchandises. L’appel à la conversion invite le prisonnier à se libérer et à prendre conscience de la supercherie. Il est alors invité à sortir de la Caverne afin de voir à la lumière du jour, et non plus à la lumière d’un feu qui n’est qu’une lumière artificielle. Une fois sorti, l’homme doit s’habituer à tant de lumière. La contemplation des Idées n’est donc pas sans difficulté. Le retour de l’éclairé dans la Caverne montre la non-acceptation de la philosophie par la populace. Socrate a d’ailleurs été condamné à mort par la pression populaire. Il est le martyr de la philosophie qui a été condamné à boire la ciguë. Il a accepté cette sentence afin de ne pas prôner la rébellion ou la fuite de par son exemple. En effet, la condition de la philosophie est la Cité, avec ses règles.

Se libérer du sensible :

L'allégorie de la Caverne nous appelle également à quitter, non seulement le monde des apparences créées par l'art des artistes, mais aussi celui des apparences créées par les artisans : il s'agit de quitter le monde sensible au profit du monde intelligible, le sensible n'étant qu'un pâle reflet de son Idée. Ici, la connaissance intellectuelle nous permet de nous libérer de l'emprise du monde sensible qui nous charme. Ainsi, la philosophie, c'est « apprendre à mourir [au sensible] » (Platon, Phédon). Cet apprentissage est une purification :

« il lui a fallu se purifier de toute appartenance au devenir et à la matérialité. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le sorcier, PUF, 2004, Page 75

La conversion libératrice platonicienne est donc un passage du sensible à l'intelligible, c'est-à-dire du « devenir » périssable, changeant, éphémère, à l'éternité immuable des Idées. Platon nous appelle alors à déceler ce qui ne change pas en nous extrayant de ce qui change perpétuellement. La béatitude sera alors atteinte :

« Socrate va décrire à ses interlocuteurs quelles béatitudes, quelles félicités attendent l’âme juste lorsqu’elle quittera ce monde de la précarité et du devenir en quittant le corps qui l’y maintenait. »
Ibid., Page 87

Il s'agit alors de quitter son corps, éventuellement par la mort qu'il ne faut donc pas craindre :

« L’âme se trouve dans le bien par la vertu, non pas en vivant comme un être composé, mais en se séparant du corps. »
Plotin (205 - 270), Ennéades, I, VII [54], 3

« Sa vie [à Plotin] est celle d’un ascète qui prône le renoncement aux biens matériels et l’impose à ceux des jeunes gens dont il est tuteur et qui souhaitent devenir philosophes. »
Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Introduction à Plotin, Traités, 1 à 6

« L’ascèse est la purification d’une vie qui cherche à se consacrer à la contemplation. »
Ibid.

« Plus encore que dans son rapport aux biens, c’est dans l’attitude qu’il adoptait à l’égard de sa propre personne que Plotin manifestait le détachement ascétique le plus strict. Alors qu’il « était agréable à voir », écrit Porphyre [234 - 305] […], il « donnait l’impression d’avoir honte d’être dans un corps » »
Ibid.

« Ce détachement à l’égard du corps avait des raisons proprement doctrinales, dont les traités rendent parfaitement compte. »
Ibid.

«     Voir les beautés non sensibles suppose une activité psychique déliée de la sensation ; ainsi comprendre l’élégance d’une démonstration mathématique ne peut se faire que par la connaissance même des mathématiques. La beauté des sciences n’est accessible qu’au savant. L’âme à la recherche de beautés non corporelles se détourne donc du corps et retrouve pleinement son essence. L’activité de notre intelligence produit ainsi une purification au sens où l’on parle d’une eau pure, c’est-à-dire d’une eau à laquelle rien n’est mélangé. »
Jérôme Laurent, Notice à Plotin, Traités, 1

« Dans la mesure où, comme le traité 19 (I, 2) Sur les vertus le présentera en détail, la vertu n’est pas simplement le fait d’accomplir des actes conformes à la justice, mais plus profondément une manière pour l’âme de se détourner du monde sensible et de retrouver l’intériorité intelligible de sa vie propre. L’homme ne doit pas seulement « faire le bien », il doit désirer le bien en contemplant les Formes qui en sont issues. »
Ibid.

« ceux qui abandonnent la sensation pour s’élever vers ce qui est en haut »
Plotin, Traités, 1, 1, GF, Page 67

« il nous faut nous élever […], en abandonnant la sensation qui se maintient au niveau de l’ici-bas. »
Ibid., 4, Page 72

« se dépouillant de ce que nous revêtons lors de la descente <de notre âme>, comme pour ceux qui vont vers le lieu le plus saint des temples, il y a des purifications et l’enlèvement des vêtements qu’ils portaient, avant de monter dévêtus. »
Ibid., 7, 5, Page 76

(La référence à la descente de l'âme est un renvoi implicite au Phèdre de Platon dans lequel ce dernier raconte le mythe de la perte des ailes de l'âme : l'âme serait, à l'origine, dans l'intelligible, et, charmée par le sensible, aurait chuté vers celui-ci en se mêlant à un corps matériel.)

« Pour l’atteindre, il faut congédier la royauté et même le pouvoir sur toute la terre, la mer et le ciel et, si par cet abandon et ce mépris on peut se tourner vers lui, on pourra voir. »
Plotin, Traités, 1, 7, 35, Page 77

« abandonnant la vue extérieure [5] par les yeux et ne s’intéressant plus à la splendeur précédemment envisagée dans les corps. Les voyant, en effet, ces beautés corporelles, il ne faut pas courir vers elles, mais, sachant qu’elles ne sont que des images, des traces et des ombres, il faut fuir vers ce dont elles sont images. »
Ibid., 8

« Le conseil le plus juste que l’on puisse donner est […] : « Fuyons vers notre chère patrie. » »
Ibid., 15, Page 78

(Notre « chère patrie » est ici l'intelligible.)

«     Prenons le large, comme le fit Ulysse, nous dit Homère […], en quittant la magicienne Circé et Calypso »
Ibid.

(Plotin nous appelle donc bien à quitter les illusions pour la réalité véritable, Circé et Calypso retenant Ulysse en le charmant et en le berçant d'illusions.)

«     Ce n’est pas à pied qu’il te faut cheminer, parce que les pieds transportent toujours d’une région de la terre à une autre. Ne va pas non plus préparer un attelage ou un quelconque navire, mais laisse [25] tout cela et une fois que tu auras fermé les yeux, échange cette manière de voir pour une autre et réveille cette vision que tout le monde possède, mais dont peu font usage. »
Ibid., 20 – 25

« ce renversement consiste-t-il dans une conversion de l’âme, et cette conversion à inverser l’orientation de ses désirs. L’âme philosophique se détournerait du devenir et du sensible pour se convertir à l’éternité de l’intelligible. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le sorcier, Page 53

« Le philosophe se détourne ultimement non seulement des beautés corporelles, mais aussi de la beauté des âmes et des comportements pour rechercher au fondement de la beauté intelligible elle-même, l’Un, le Premier Principe qui rend raison de l’ensemble du réel. »
Jérôme Laurent, Notice à Plotin, Traités, 1

Vers l'Un-Bien :

Ainsi, l'intelligible n'est pas le stade ultime de l'élévation : il nous faut encore se hisser au degré de l'Un, du Premier Principe, qui est appelé par Platon : le Bien. Chez Platon, le Bien gouverne les Idées.

Le chemin du retour :

Ce que Socrate, Platon, et Plotin nous proposent, c'est le chemin du retour vers notre nature première, intelligible, vers notre principe :

« C’est en elle-même que l’âme doit retrouver son principe, et c’est en se soustrayant à ce qui n’est pas elle mais qui lui est étranger qu’elle peut y accéder. Les conditions de cette remontée de l’âme vers son principe sont multiples et successives – elles correspondent à des degrés de vertu qu’expose le traité 19 (I, 2) -, mais elles sont toutes ordonnées à une même fin, qui est la contemplation. »
Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Introduction à Plotin, Traités, 1 à 6

« La maîtrise que l’âme acquiert, en gouvernant son mode de vie et en se libérant de ce qui n’est pas elle, n’est que le signe, selon Plotin, des progrès qu’elle accomplit dans la contemplation de son principe intelligible. »
Ibid.

« l’âme cherche à retrouver une condition autre que celle où elle est associée à un corps. »
Jérôme Laurent, Notice à Plotin, Traités, 1

« elle a dû se préserver de tout contact, de toute connivence, de toute compromission avec le devenir. Délivrée du corps qui lui imposait cette promiscuité, elle retournera donc à sa nature première. En même temps que la mort est pour elle un retour à la patrie perdue, en même temps est-elle dont à la fois une libération, une régénération et la restauration de son identité. Ce retour à l’éternité intelligible est chaque fois décrit par Socrate comme une fête et comme une jouissance. Cette jouissance est celle d’une contemplation qui rassasie l’âme de vérité en la mettant face à face avec la suréminente plénitude de chaque réalité. Là venue, toute âme s’éprouve si comblée par ce qu’elle voit qu’elle n’a plus rien à désirer. Aussi s’agit-il, rapporte Socrate, d’un bonheur aussi indescriptible qu’inimaginable. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le sorcier, Page 90

« l’âme, tournée vers la meilleure des réalités, lorsqu’il lui arrive de voir quelque chose qui est apparenté à la nature qu’elle a, ou, au moins, une trace de cela, elle se réjouit, s’agite, [10], revient à elle-même, se ressouvient d’elle-même et de ce qui lui appartient. »
Plotin, Traités, 1, 2, 5 – 10, GF, Page 69

La participation du sensible à l'intelligible, de l'image à son modèle :

Ce chemin du retour, c'est la réminiscence ou anamnèse. Cette réminiscence ou anamnèse ne condamne pas la sensation. Au contraire, la sensation est ce qui nous permet de saisir la participation du sensible à l'intelligible auquel il s'agit de s'élever. Ainsi, il faut passer par le sensible, par la Caverne, par l'ici-bas, par la sensation, pour déceler des traces de l'intelligible dans ce que nous percevons. Ainsi :

« L’accès au supra-sensible commence dans le sensible. »
Eric Weil (1904 - 1977), « De la réalité »

« c’est elle (l’image) qui suscite la réminiscence […]. Elle atteste de la sorte que le sensible n’est pas excommunié de l’intelligible : mixte de présence et d’absence, de réalité et d’irréalité, il nous le rappelle en l’imitant. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le sorcier, Page 74

Le « supra-sensible », l'intelligible est cependant toujours plus noble que le sensible :

« Les choses sensibles sont par participation ce qu’on dit d’elles qu’elles sont. »
Plotin

« le visible a son fondement dans l’invisible »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le sorcier, Page 79

« cette doctrine selon laquelle les choses sensibles ne se maintiennent dans le devenir que « par participation » à une Forme intelligible. »
Jérôme Laurent, Notice à Plotin, Traités, 1

Ainsi, sans l'intelligible, le sensible ne serait pas, n'existerait pas, tandis que l'intelligible sans le sensible continuerait d'être.

L'état contemplatif = état divin :

Le bonheur dans l'intelligible est le fait de n'avoir plus aucun désir. La contemplation est un état divin :

« Sa concentration était telle que rien ne pouvait la troubler et que son âme, purifiée de tout souci et vouée à la seule activité contemplative, atteignait à l’imperturbable perfection qui est celle du divin. »
Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Introduction à Plotin, Traités, 1 à 6

« A terme, pour les âmes véritablement divines […], cette contemplation doit s’accomplir en une union, et les vertus ne seront plus que le souvenir du chemin qui a conduit l’âme à s’assimiler à son principe »
Ibid.

« Porphyre attribue à Plotin des talents et des dons hors du commun, parmi lesquels la clairvoyance et la prédiction de l'avenir »
Ibid.


Atteindre son Idée d’être attentif est la tâche la plus noble de tout homme. C’est à cela que devrait tendre tout système éducatif :

« L’attention devrait être l’unique objet de l’éducation. »
Simone Weil (1909 – 1943)

En effet :

« L’attention est la plus haute valeur intellectuelle. »
Alain (1868 – 1951)

Il y a différents domaines dans lesquels s’applique l’état attentif :

La lecture :

« la patience de lire le tout avec attention »
Descartes (1596 – 1650), Discours de la méthode, 1637, VI, Classiques Larousse, Page 71

L’écoute :

« Le commencement de bien vivre, c’est de bien écouter. »
Plutarque (46 – 125), Comment écouter ?


Ici, il s’agit de saisir ce qu’est l’essence de l’attention car elle est l’Idée de notre être, notre « plus haut degré d’efficience » (Maurice Pradines (1874 – 1958)). Comprendre quelle est notre Idée et la contempler : voici notre projet. Être attentif suppose le fait d’être conscient. L’attention est un degré supérieur de conscience. Être attentif à soi-même, à l’Idée de soi, revient donc à avoir conscience de soi. 

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