Distinctions conceptuelles :
- Attention / Curiosité
La
curiosité est tout aussi souhaitable que l'attention en philosophie.
Néanmoins,
est ici concernée une forme particulière de curiosité. En effet, il ne s'agit
pas d'être curieux en expérimentant de nouvelles sensations par exemple. La
curiosité qui nous concerne en philosophie est celle qui consiste à rechercher
de nouvelles connaissances de ce qui nous est alors inconnu. Ainsi :
Socrate
[-470, -469 ; -399] : « la curiosité d’apprendre et la philosophie
sont une seule et même chose.
Glaucon :
Oui. »
Platon (-424, -423 ;
-348), La République, II, 376,
Poche, Page 82
Le curieux
regarde de tout côté, voudrait se rendre dans tous les pays du monde, voudrait
observer ce qu'il ne connaît pas encore.
L'attentif,
lui, se concentre sur un objet d’étude particulier pour en comprendre tous les
tenants et aboutissants. C’est ce que nous faisons en philosophie : nous
nous intéressons à une notion, à un terme, et nous tentons de comprendre quels
sont les problèmes qui gravitent autour de cette notion. C’est ce que nous
faisons ici en parlant de l’attention : nous sommes attentifs à l'attention.
Ortega y Gasset (1883 – 1955 ; Espagne), dans ses Méditations
sur la chasse, compare l'attentif au chien de chasse. Le chien de chasse ne regarde qu’à un seul
endroit une fois qu’il a sa cible en vue. Il ne doit pas être diverti de son
objectif. Aussi, il va au plus vite sur sa proie, c'est-à-dire qu'il ne fait
pas sans cesse des détours pour, enfin, arriver à son but. L'attention
philosophique proscrit donc le divertissement et l'inutilité de certains
discours qui n'amènent rien à la réflexion, qui ne sont, en réalité, que du
remplissage.
Le
curieux, lui, est comparable au chasseur qui regarde de tous les côtés, car il
ne sait pas d’où surgira la proie. Le curieux, en philosophie, doit être prêt à
voir surgir un problème sous n'importe quel terme qu'on lui propose.
- De la curiosité à l'attention :
Si le
curieux est en recherche de problèmes et que l'attentif ne démord pas du
problème qu'il a en vue, alors la curiosité précède donc logiquement
l'attention en philosophie : le philosophe est curieux, puis, attentif. Il
faut, d'une part, élargir son champ de réflexion, puis, d'autre part, être
attentif aux problèmes que l'on aura repéré. Il faut être chasseur, puis, chien
de chasse. Il faut chercher les problèmes qui correspondent aux concepts, puis,
une fois l'objet d'étude défini, déterminé, concentrer ses réflexions sur la
proie pour qu'elle ne nous échappe pas.
- Attention / Concentration
Il ne faut
pas confondre l'attention et la concentration : être attentif n'est pas se
concentrer. L'attention est un état, tandis que la concentration est un
processus, une dynamique.
- De la concentration à l'attention :
Le
processus qu'est la concentration précède l'attention : l'homme se concentre
pour être attentif. L'attention est la finalité, la cause finale de la
concentration.
- La concentration contre le divertissement :
La
concentration, en tant que mobilisation de l'esprit en vue de l'état attentif,
renvoie donc à une capacité spirituelle de l'individu. Or, chacun n'a pas la
même capacité de concentration. Cette capacité est comme un muscle qu'il faut
entretenir. Or, en fonction du parcours et des activités de chacun, ce muscle
peut s'atrophier. Cette atrophie, c'est-à-dire cette absence de capacité de
concentration (ce qui empêche d'atteindre l'attention), est à son paroxysme
chez celui qui est constamment dans le divertissement et dans le changement
perpétuel de ce divertissement : le diverti manque de concentration, ne
parvient pas à déterminer un objet d'étude particulier, perd sa proie, car il
ne parvient pas à stabiliser son regard. Le diverti sombre dans le survol des
notions sans s’arrêter à une étude particulière : c’est la culture zapping. Le divertissement est un détournement
du regard qui nous empêche de nous concentrer sur un objet d’étude.
Etymologiquement, le divertissement vient du latin distraere qui signifie « se détourner de ». Le
divertissement est donc à proscrire en philosophie.
- L'ennui : cause du divertissement.
Le
divertissement prend sa source dans l’ennui : nous changeons sans cesse d’objet
d’étude sans s’attarder sur un seul en particulier car nous nous ennuyons.
- De l'ennui à la haine :
Le terme
« ennui » vient du latin inodiare,
qui, décomposé, donne in odio esse qui
signifie « être l’objet de haine ». Ainsi, s’ennuyer serait se haïr soi-même. Cette haine de soi se
traduit par le fait de ne pas pouvoir se supporter. Ainsi, nous nous
divertissons pour échapper à nous-mêmes, à notre propre personne qui est
l’objet de notre haine. Se divertir serait donc se détourner de soi, de sa
personne que l’on ne supporte pas.
- De la haine à la violence :
Ce
divertissement originaire de la haine se traduit donc naturellement par la
violence qui est la fille de la haine.
Pour
illustrer le fait que le divertissement, par essence, produit la violence, nous
pouvons faire référence au divertissement du peuple romain : les combats de
gladiateurs. Le combat sanglant jusqu'à la mort, et les mises à mort en général
étaient considérés comme des spectacles.
Objection : L'utilité sociale et
politique du divertissement :
Cependant,
ces spectacles morbides, qui devaient effectivement divertir les gens, avaient
également un rôle social et un rôle politique : rôle social en cela qu'ils
rassemblaient le peuple autour d'un seul et même événement ; rôle politique en
cela que les dirigeants, quels qu'ils soient, étaient présents (ce qui leur
permettait d'être vus par leur peuple). De plus, plus l'exécution était
spectaculaire, plus cela impressionnait ceux qui avaient dans l'idée de
commettre un crime. Ainsi, l'exécution spectaculaire garantissait l'ordre
social. C'est ces différentes dimensions (social, politique) que l'on peut
observer au travers de cette épisode de la série Kaamelott
:
- Alexandre Astier, Kaamelott, Livre I, Episode 9 : « Léthal »
Contre-objection : La violence
anti-sociale :
Cependant,
quelque soient les avantages sociaux et politiques de l'exécution publique, ce
spectacle divertissant reste morbide et, par nature, violent.
Aujourd'hui
encore, la violence et la mort divertissent : deux adolescents américains
(James Edwards, 15 ans, et Chancey Luna, 16 ans) ont tué par balles un joggeur
australien (Christopher Lane, Joueur de base-ball professionnel, 22 ans) dans
l'Oklahoma dans la ville de Duncan par ennui, selon leur ligne de défense.
Le
divertissement morbide peut donc être anti-social.
Ainsi, la
mort et la violence en général divertissent. Cela explique sans doute le succès
des séries et romans policiers ou encore la fascination du grand public pour
les serial-killers.
Ainsi, au
regard des exemples que nous avons donné, nous pouvons dire que le
divertissement, proscrit en philosophie au profit de la concentration vers
l'attention, est, par nature, violent, prenant sa racine dans la haine (de
soi).
Objection : La légitimation du
divertissement :
Pourtant,
nous nous divertissons sans nécessairement nous jeter dans le sanglant et le
morbide. Le divertissement semble pouvoir être anodin, comme lorsque l'on joue aux cartes avec des amis.
- La nécessité du divertissement :
De plus,
le divertissement est également nécessaire pour la santé du corps et de
l'esprit. Sous ce dernier aspect, le divertissement est délassement :
« L’amusement, le jeu (la paidia)
est là pour se délasser. »
Aristote (-384 ; -322),
Poétique
- Le plaisir du divertissement :
Le
divertissement vient contre-balancer un effort. Après l’effort, le réconfort.
Le divertissement est donc à associer au plaisir :
« Les distractions sont des biens agréables qui font
cesser le souci. »
Euripide
(-485 ou -480 ; -405), Les Bacchantes, 381, cité in
Ibid.
Ce
divertissement agréable peut alors prendre différentes formes :
« Cicéron [-106 ; -43] est d’avis qu’on se délasse dans
la lecture des poètes. »
Quintilien, Institution
oratoire, X
« C’est un divertissement
de voir ces couleurs vives et intenses. »
Newton (1643 Angleterre – 1727), Lettre à Oldenberg
Newton
fait ici référence au fait qu'il ait démontré que la lumière blanche soit un
composé :
Ainsi, on
peut voir que le divertissement sert l'esprit
créatif de l'homme :
Pascal (1623 – 1662)
théorise le calcul statistique alors qu'il jouait aux cartes.
Ainsi, le
divertissement est anodin, délassant, nécessaire pour la santé corporelle et
spirituelle, agréable, et sert l'esprit créatif de l'homme.
Contre-objection : Les limites du
divertissement :
Bien que
le divertissement soit plaisant, agréable, il ne doit pas être permanent.
L'Homme ne doit pas se perdre dans le divertissement, dans la culture zapping qui lui plaît tant. L'Homme ne doit
pas devenir le « Dernier Homme » (Nietzsche
(1884 - 1900), la race qui marque la fin de l’Histoire. Avec le «
Dernier Homme », L’Histoire serait arrêtée : elle aurait sombré dans le
besoin de fête des hommes. Ce « Dernier Homme », c’est « Festivus Festivus » (Philippe Muray (1945
– 2006)), l’être qui fête le fait qu’il y ait une fête. Pour cet être, le
divertissement est devenu une fin en-soi.
Celui qui
viendra tenter de limiter ce divertissement généralisé sera dénigré, rejeté par
la foule, par le bas-peuple qui ne recherche que son plaisir, guidé qu’il est
par ses instincts les plus primaires :
« Un confiseur dira du médecin : « Voyez, cet
homme vous tourmente, vous inflige des traitements drastiques, et vous prive de
sucreries ; il vous veut du mal ; il est votre ennemi public ;
croyez-moi, moi qui vous fait plaisir. » »
Platon, Gorgias, III
C’est le
confiseur qui gagnera les faveurs du peuple. Le confiseur est l’organisateur
des divertissements, tandis que le médecin est le philosophe qui appelle à la
concentration en vue de l’attention.
Malgré le
fait que la populace n’écoute pas son médecin, certains n’abandonnent pas et
poursuivent incessamment les appels à la concentration :
Zarathoustra, prophète mis en scène par Nietzsche dans Ainsi
parlait Zarathoustra (1855). Ce prophète s’adresse aux masses, bien
qu'il ne soit pas entendu.
Sur un plan plus religieux que philosophique, Pascal, dans ses Pensées
(1669) (posthumes), dénonce le divertissement car il détourne de la foi
(chrétienne).
Sur un plan peut-être plus laïc, Rousseau (1712 Suisse – 1778)
critique le divertissement en disant :
« L’homme se distrait et il fait mal. »
Rousseau
Rousseau s’inscrit ici dans la droite ligne d’Aristote qui, déjà, constatait :
« Les hommes s’arrêtent à « l’amusement (l’ékeivén) ». »
Aristote, Poétique
Le
divertissement, sous toutes ses formes, nous détourne de l’essentiel :
« Les hommes s’en vont admirer la hauteur des montagnes,
les vagues géantes de la mer, les fleuves glissant en larges nappes d’eau,
l’ample contour de l’océan, les révolutions astrales : et ils se laissent
eux-mêmes de côté ! »
Saint-Augustin (354 – 430),
Algérie, Confessions, X, VIII, 15, EA,
Pages 167 à 169
Ainsi, ce
à quoi nous appelle Saint-Augustin, c’est à l’étude de soi-même. Il s’agit de
se concentrer sur nous-mêmes en vue d’être attentifs à nous-mêmes. Cette
attention nous mènera, peut-être, à la connaissance de nous-mêmes. Cette
connaissance, il faut l’entendre comme une connaissance de notre propre
personne particulière, mais également comme une connaissance de ce qui fait
notre essence d’être humain. En ce qui concerne ce second aspect de la quête de
soi, il s’agit de se rendre attentif à ce qui est proprement humain. Connaître
l’Homme, c’est se connaître soi-même. « Connais-toi toi-même ! »
est ce que dit l’oracle de Delphes qui, traditionnellement, est devenu le mot
d’ordre de la philosophie inscrit sur le fronton d’un temple d’Apollon et
repris par Socrate dans le Charmide de Platon.
Il nous faut donc se concentrer sur nous-mêmes, sur l’Homme, afin de ne pas
suivre ceux qui « se laissent eux-mêmes de côté ».
D’un point
de vue platonicien, nous pourrions dire que l’attentif aura atteint l’Idée de
son être. Nous pouvons également dire, en utilisant un langage aristotélicien,
que l’homme attentif est en acte, et non plus en puissance.
Note sur Platon :
Platon
estime que ce qui nous environne (le sensible) n’est en réalité qu’un
« simulacre » par rapport aux Idées.
Cette idée
est reprise dans le film The Matrix :
Vidéo : La matrice.
Dans le
film, la matrice est une simulation de réalité, simulation créée par les
machines qui ont réduit en esclavage l'humanité pour puiser l'énergie vitale
des individus. Ainsi, tout le monde (ou presque car il y a la Résistance) est
plongé, dès sa naissance, dans un comas artificiel et les machines connectent
le cerveau de l'individu à la matrice, à cette « réalité » virtuelle que nous
appelons, à tort, le monde. Nous n'avons pas conscience que tout ce qui, pour
nous, nous entoure n'est qu'un ensemble de représentations mentales mises en
notre cerveau par les machines. Ainsi, ce que nous pensons à tort être la
réalité n'est qu'une illusion de notre cerveau, illusion causée par les
machines. Nous vivons alors de fait dans un monde de simulacres alors que la
véritable réalité est ailleurs et est toute autre.
Il en va
de même chez Platon : en percevant le monde sensible, nous pensons qu'il s'agit
là de la réalité véritable, alors que celle-ci est ailleurs et est toute autre.
Ce que nous sentons, ce que nous percevons par le biais de nos sens, comme une
table par exemple, n'est pas la réalité véritable. La réalité est alors au-delà
du sensible. La réalité de la table, par exemple, c'est sa définition, son
Idée. Une fois que notre intellect a atteint l'Idée de la table, la définition
de la table, alors nous vivons dans l'intelligible, et non plus dans le
sensible. Platon prend un autre exemple que celui de la table pour nous
expliquer ce passage du sensible à la réalité véritable intelligible : dans La République, il distingue le tracé
géométrique, d'un triangle par exemple, et l’objet mathématique, la définition
du triangle. Platon prend également l’exemple des trois lits : le lit
sensible n’est que l’image de l’Idée de lit. Le lit sensible sur lequel on dort
n'est qu'un exemplaire répondant à la définition d'un lit, la véritable réalité
se trouvant du côté de la définition et non de celui du sensible que l'on
appelle, pourtant à tort, la réalité. L’image, peinte par exemple, d’un lit est
alors l’image d’une image, le simulacre d'un simulacre. Ainsi, selon Platon, il
y a trois degrés de réalité. Le plus haut degré de réalité, le plus véritable,
est celui de l’Idée.
La
condamnation platonicienne de l'art :
C’est en
fonction de cette remarque sur les trois degrés de réalités que Platon condamne
l’art qui n’est que la production de
l’image d’une image qui nous éloigne de la réalité intelligible encore plus
insidieusement que le monde sensible car elle cherche à nous tromper en se
faisant passer pour ce qu'elle n'est pas (c'est-à-dire le monde sensible). Il y
a même un degré encore inférieur de réalité dans la production artistique. En
effet, l'artiste ne copie pas le sensible : il le déforme, ne serait-ce qu'en
n'en représentant qu'un seul aspect particulier, qu'une seule face. Ainsi :
Socrate :
« L’art d’imiter est bien éloigné du vrai […] il ne touche qu’une petite
partie de chaque chose, laquelle n’est d’ailleurs qu’une ombre. »
Platon, La République
Une
représentation artistique n’est donc qu’une « apparence de apparence d’une apparence » (Nicolas
Grimaldi, L’ardent sanglot). Nous
pouvons établir ainsi les différents degrés de réalité chez Platon du plus
véritable au plus éloigné :
- L'Idée (réalité)
- Le sensible. (apparence)
- La représentation artistique. (apparence d'une apparence)
- La représentation artistique qui tronque le sensible. (apparence d'une apparence d'une apparence)
- Peut-on se libérer des illusions ?
- L'art nous détourne-t-il du réel ?
Ainsi,
ici, il s’agit de se rendre conforme à son Idée d’être attentif. Pour ce faire,
il s’agit de convertir (et non plus divertir) son regard vers les Idées. Il
s’agit de se concentrer sur les Idées et donc se divertir du divertissement. Il
s'agit d'une :
« véritable conversion libératrice vers elle-même de
notre âme [à laquelle appelle l’oracle de Delphes], plongée dans l’erreur et
l’oubli de soi, à laquelle nous convie le message de Socrate. »
Koyré (1892 – 1964), Introduction
à la lecture de Platon, 1945, I /
Le dialogue, nrf essais Gallimard, Page 16
Cette
« véritable conversion libératrice
» à laquelle nous invite Socrate n’a rien de religieux. Il s’agit d’une
conversion du regard, d’une véritable transformation du statut de
l’individu : c’est ce que nous montre l’allégorie de la Caverne. Selon
cette allégorie exposée par Platon dans La
République, l’être qui ne s’est pas encore converti à la contemplation
des Idées est semblable au prisonnier de la Caverne. Celui-ci est enchaîné et
tourné vers le fond de la Caverne. Derrière lui se trouve un feu. Devant ce
feu, il y a des individus qui transportent des marchandises. Le prisonnier ne
voit donc que les ombres des marchandises. L’appel à la conversion invite le
prisonnier à se libérer et à prendre conscience de la supercherie. Il est alors
invité à sortir de la Caverne afin de voir à la lumière du jour, et non plus à
la lumière d’un feu qui n’est qu’une lumière artificielle. Une fois sorti,
l’homme doit s’habituer à tant de lumière. La contemplation des Idées n’est
donc pas sans difficulté. Le retour de l’éclairé dans la Caverne montre la
non-acceptation de la philosophie par la populace. Socrate a d’ailleurs été
condamné à mort par la pression populaire. Il est le martyr de la philosophie
qui a été condamné à boire la ciguë. Il a accepté cette sentence afin de ne pas
prôner la rébellion ou la fuite de par son exemple. En effet, la condition
de la philosophie est la Cité, avec ses règles.
Se
libérer du sensible :
L'allégorie
de la Caverne nous appelle également à quitter, non seulement le monde des
apparences créées par l'art des artistes, mais aussi celui des apparences
créées par les artisans : il s'agit de quitter le monde sensible au profit du
monde intelligible, le sensible n'étant qu'un pâle reflet de son Idée. Ici, la
connaissance intellectuelle nous permet de nous libérer de l'emprise du monde
sensible qui nous charme. Ainsi, la philosophie, c'est « apprendre à mourir [au
sensible] » (Platon, Phédon). Cet apprentissage est une
purification :
« il lui a fallu se purifier
de toute appartenance au devenir et à la matérialité. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le
sorcier, PUF, 2004, Page 75
La
conversion libératrice platonicienne est donc un passage du sensible à
l'intelligible, c'est-à-dire du « devenir » périssable, changeant, éphémère, à
l'éternité immuable des Idées. Platon nous appelle alors à déceler ce qui ne
change pas en nous extrayant de ce qui change perpétuellement. La béatitude
sera alors atteinte :
« Socrate va
décrire à ses interlocuteurs quelles béatitudes,
quelles félicités attendent l’âme juste lorsqu’elle quittera ce monde de la
précarité et du devenir en quittant le corps qui l’y maintenait. »
Ibid., Page 87
Il s'agit
alors de quitter son corps, éventuellement par la mort qu'il ne faut donc pas
craindre :
« L’âme se trouve dans le bien par la vertu, non pas en
vivant comme un être composé, mais en se séparant du corps. »
Plotin (205 - 270),
Ennéades, I, VII [54], 3
« Sa vie [à Plotin] est celle d’un ascète qui prône le
renoncement aux biens matériels et l’impose à ceux des jeunes gens dont il est
tuteur et qui souhaitent devenir philosophes. »
Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Introduction à Plotin, Traités, 1 à 6
« L’ascèse est la purification d’une vie qui cherche à
se consacrer à la contemplation. »
Ibid.
« Plus encore que dans son rapport aux biens, c’est dans
l’attitude qu’il adoptait à l’égard de sa propre personne que Plotin
manifestait le détachement ascétique le plus strict. Alors qu’il « était
agréable à voir », écrit Porphyre [234 - 305] […], il « donnait
l’impression d’avoir honte d’être dans un corps » »
Ibid.
« Ce détachement à l’égard du corps avait des raisons
proprement doctrinales, dont les traités rendent parfaitement compte. »
Ibid.
« Voir les
beautés non sensibles suppose une activité psychique déliée de la
sensation ; ainsi comprendre l’élégance d’une démonstration mathématique
ne peut se faire que par la connaissance même des mathématiques. La beauté des
sciences n’est accessible qu’au savant. L’âme à la recherche de beautés non
corporelles se détourne donc du corps et retrouve pleinement son essence.
L’activité de notre intelligence produit ainsi une purification au sens où l’on
parle d’une eau pure, c’est-à-dire d’une eau à laquelle rien n’est
mélangé. »
Jérôme Laurent, Notice à Plotin, Traités, 1
« Dans la mesure où, comme le traité 19
(I, 2) Sur les vertus le présentera en
détail, la vertu n’est pas simplement le fait d’accomplir des actes conformes à
la justice, mais plus profondément une manière pour l’âme de se détourner du
monde sensible et de retrouver l’intériorité intelligible de sa vie propre. L’homme
ne doit pas seulement « faire le bien », il doit désirer le bien en
contemplant les Formes qui en sont issues. »
Ibid.
« ceux qui abandonnent la sensation pour s’élever vers
ce qui est en haut »
Plotin, Traités, 1, 1, GF, Page 67
« il nous faut nous élever […], en abandonnant la
sensation qui se maintient au niveau de l’ici-bas. »
Ibid., 4, Page 72
« se dépouillant de ce que nous revêtons lors de la
descente <de notre âme>, comme pour ceux qui vont vers le lieu le plus
saint des temples, il y a des purifications et l’enlèvement des vêtements
qu’ils portaient, avant de monter dévêtus. »
Ibid., 7, 5, Page 76
(La
référence à la descente de l'âme est un renvoi implicite au Phèdre de Platon dans lequel ce dernier
raconte le mythe de la perte des ailes de l'âme : l'âme serait, à l'origine,
dans l'intelligible, et, charmée par le sensible, aurait chuté vers celui-ci en
se mêlant à un corps matériel.)
« Pour l’atteindre, il faut congédier la royauté et même
le pouvoir sur toute la terre, la mer et le ciel et, si par cet abandon et ce
mépris on peut se tourner vers lui, on pourra voir. »
Plotin, Traités, 1, 7, 35, Page 77
« abandonnant la vue extérieure [5] par les yeux et ne
s’intéressant plus à la splendeur précédemment envisagée dans les corps. Les
voyant, en effet, ces beautés corporelles, il ne faut pas courir vers elles,
mais, sachant qu’elles ne sont que des images, des traces et des ombres, il
faut fuir vers ce dont elles sont images. »
Ibid., 8
« Le conseil le plus juste que l’on puisse donner est
[…] : « Fuyons vers notre chère patrie. » »
Ibid., 15, Page 78
(Notre «
chère patrie » est ici l'intelligible.)
« Prenons le
large, comme le fit Ulysse, nous dit Homère […], en quittant la magicienne
Circé et Calypso »
Ibid.
(Plotin
nous appelle donc bien à quitter les illusions pour la réalité véritable, Circé
et Calypso retenant Ulysse en le charmant et en le berçant d'illusions.)
« Ce n’est pas
à pied qu’il te faut cheminer, parce que les pieds transportent toujours d’une
région de la terre à une autre. Ne va pas non plus préparer un attelage ou un
quelconque navire, mais laisse [25] tout cela et une fois que tu auras fermé
les yeux, échange cette manière de voir pour une autre et réveille cette vision
que tout le monde possède, mais dont peu font usage. »
Ibid., 20 – 25
« ce renversement consiste-t-il dans une conversion de
l’âme, et cette conversion à inverser l’orientation de ses désirs. L’âme
philosophique se détournerait du devenir et du sensible pour se convertir à
l’éternité de l’intelligible. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le
sorcier, Page 53
« Le philosophe se détourne ultimement non seulement des
beautés corporelles, mais aussi de la beauté des âmes et des comportements pour
rechercher au fondement de la beauté intelligible elle-même, l’Un, le Premier
Principe qui rend raison de l’ensemble du réel. »
Jérôme Laurent, Notice à Plotin, Traités, 1
Vers
l'Un-Bien :
Ainsi,
l'intelligible n'est pas le stade ultime de l'élévation : il nous faut encore
se hisser au degré de l'Un, du Premier Principe, qui est appelé par Platon : le Bien. Chez Platon, le Bien gouverne
les Idées.
Le
chemin du retour :
Ce que Socrate, Platon,
et Plotin nous proposent, c'est le chemin
du retour vers notre nature première, intelligible, vers notre principe :
« C’est en elle-même que l’âme doit retrouver son principe, et c’est en se
soustrayant à ce qui n’est pas elle mais qui lui est étranger qu’elle peut y
accéder. Les conditions de cette remontée de l’âme vers son principe sont multiples et successives – elles
correspondent à des degrés de vertu qu’expose le traité 19 (I, 2) -, mais elles
sont toutes ordonnées à une même fin, qui est la contemplation. »
Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Introduction à Plotin, Traités, 1 à 6
« La maîtrise que l’âme acquiert, en gouvernant son mode
de vie et en se libérant de ce qui n’est pas elle, n’est que le signe, selon
Plotin, des progrès qu’elle accomplit dans la contemplation de son principe intelligible. »
Ibid.
« l’âme cherche à retrouver
une condition autre que celle où elle est associée à un corps. »
Jérôme Laurent, Notice à Plotin, Traités, 1
« elle a dû se préserver de tout contact, de toute
connivence, de toute compromission avec le devenir. Délivrée du corps qui lui
imposait cette promiscuité, elle retournera
donc à sa nature première. En même temps que la mort est pour elle un retour à la patrie perdue, en même temps
est-elle dont à la fois une libération, une régénération
et la restauration de son identité. Ce retour à l’éternité intelligible est chaque
fois décrit par Socrate comme une fête et
comme une jouissance. Cette jouissance est celle d’une contemplation qui
rassasie l’âme de vérité en la mettant face à face avec la suréminente
plénitude de chaque réalité. Là venue, toute âme s’éprouve si comblée par ce
qu’elle voit qu’elle n’a plus rien à désirer. Aussi s’agit-il, rapporte
Socrate, d’un bonheur aussi indescriptible qu’inimaginable. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le
sorcier, Page 90
« l’âme, tournée vers la meilleure des réalités,
lorsqu’il lui arrive de voir quelque chose qui est apparenté à la nature
qu’elle a, ou, au moins, une trace de cela, elle se réjouit, s’agite, [10], revient à elle-même, se ressouvient d’elle-même
et de ce qui lui appartient. »
Plotin, Traités, 1, 2, 5 – 10, GF, Page 69
La
participation du sensible à l'intelligible, de l'image à son modèle :
Ce chemin
du retour, c'est la réminiscence ou anamnèse. Cette réminiscence ou anamnèse ne
condamne pas la sensation. Au contraire, la sensation est ce qui nous permet de
saisir la participation du sensible à l'intelligible auquel il s'agit de
s'élever. Ainsi, il faut passer par le sensible, par la Caverne, par l'ici-bas,
par la sensation, pour déceler des traces de l'intelligible dans ce que nous
percevons. Ainsi :
« L’accès au supra-sensible commence dans le
sensible. »
Eric Weil (1904 - 1977), « De la réalité »
« c’est elle (l’image) qui suscite la réminiscence […].
Elle atteste de la sorte que le sensible n’est pas excommunié de
l’intelligible : mixte de présence et d’absence, de réalité et
d’irréalité, il nous le rappelle en l’imitant. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le
sorcier, Page 74
Le «
supra-sensible », l'intelligible est cependant toujours plus noble que le
sensible :
« Les choses sensibles sont par participation ce qu’on
dit d’elles qu’elles sont. »
Plotin
« le visible a son fondement dans l’invisible »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le
sorcier, Page 79
« cette doctrine selon laquelle les choses sensibles ne
se maintiennent dans le devenir que « par participation » à une Forme
intelligible. »
Jérôme Laurent, Notice à Plotin, Traités, 1
Ainsi,
sans l'intelligible, le sensible ne serait pas, n'existerait pas, tandis que
l'intelligible sans le sensible continuerait d'être.
L'état
contemplatif = état divin :
Le bonheur
dans l'intelligible est le fait de n'avoir plus aucun désir. La contemplation
est un état divin :
« Sa concentration était telle que rien ne pouvait la
troubler et que son âme, purifiée de tout souci et vouée à la seule activité contemplative, atteignait à l’imperturbable
perfection qui est celle du divin. »
Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Introduction à Plotin, Traités, 1 à 6
« A terme, pour les âmes véritablement divines […], cette contemplation doit s’accomplir en une union, et les vertus ne
seront plus que le souvenir du chemin qui a conduit l’âme à s’assimiler à son
principe »
Ibid.
« Porphyre attribue à Plotin des talents et des dons hors du
commun, parmi lesquels la clairvoyance et la prédiction de l'avenir »
Ibid.
Atteindre
son Idée d’être attentif est la tâche la plus noble de tout homme. C’est à cela
que devrait tendre tout système éducatif :
« L’attention devrait être l’unique
objet de l’éducation. »
Simone Weil (1909 – 1943)
En
effet :
« L’attention est la plus haute valeur
intellectuelle. »
Alain (1868 – 1951)
Il y a
différents domaines dans lesquels s’applique l’état attentif :
La lecture :
« la patience de lire
le tout avec attention »
Descartes (1596 – 1650),
Discours de la méthode, 1637, VI,
Classiques Larousse, Page 71
L’écoute :
« Le commencement de bien vivre, c’est de bien
écouter. »
Plutarque (46 – 125), Comment écouter ?
Ici, il
s’agit de saisir ce qu’est l’essence de l’attention car elle est l’Idée de
notre être, notre « plus haut degré d’efficience » (Maurice Pradines
(1874 – 1958)). Comprendre quelle est notre Idée et la contempler : voici
notre projet. Être attentif suppose le fait d’être conscient. L’attention est
un degré supérieur de conscience. Être attentif à soi-même, à l’Idée de soi,
revient donc à avoir conscience de soi.

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