mercredi 19 mars 2014

De l'état de nature à l'état civil

Nous avons opposé la culture à la nature.
La transposition en français de l’allemand « Kultur » signifie la civilisation par opposition à l’état sauvage.
Tout ce qui est culturel n’est pas naturel mais est ce qui est proprement humain :

« Le monde de l’homme est le monde de la culture, et celle-ci s’oppose à la nature avec la même rigueur, quel que soit le niveau des civilisations considérées. »
Claude Lévi-Strauss (1908 – 2009)

Ainsi, il n’est pas ici question de hiérarchiser les différentes cultures. La culture, c’est la civilisation :

  • Civilisation :

« l’acception propre est ce qui rend civil »
Joubert

La culture est l'ensemble de phénomènes sociaux propres à une société ou à un groupe de sociétés.
La distinction conceptuelle entre la culture et la nature pourra s’étudier par le prisme de deux plans distincts : celui de l’individu et celui de la communauté humaine prise dans son ensemble. Il s’agit toujours d’aller du particulier au général. 

I / Le plan individuel :

A / L'éducation :

La culture est une action à réaliser, un processus à mettre en œuvre. Il s'agit de ne plus vivre comme un animal soumis à ses instincts naturels, bestiaux, au déterminisme naturel. Un homme cultivé est un homme qui ne vit pas comme un animal mais qui a dompté la nature, sa nature, par l'habitude, par des exercices réguliers. D'être bestial, à force d'habitudes acquises, l'homme devient homme cultivé : c'est là la grandeur de l'homme, sa dignité. Ici, la liberté est à considérer comme l’état dans lequel nous ne serions pas déterminés par la nature à nous comporter de telle ou telle manière. S'il y a liberté, la nature n’est donc pas indomptable. La nature, qui nous fournit un caractère, des traits de personnalité, n’est pas indomptable, irrépressible. Ici, l'habitude produit comme une « seconde nature » (Pascal ; Montaigne). L'éducation, qui, étymologiquement, vient d'educere qui signifie « conduire hors de », est ce qui produit cette seconde nature. L’éducation comprend nécessairement un rapport à l’altérité. En effet, comment pourrions-nous nous cultiver nous-mêmes, nous sortir nous-mêmes de notre état de nature ? Il faut nécessairement un être extérieur à nous-mêmes qui vienne nous cultiver, nous sortir de notre état de nature, bref, nous éduquer. Ainsi, il nous faut nécessairement quelqu’un pour nous conduire hors de notre nature. On ne s’éduque pas soi-même.

« L’éducateur est le démiurge de l’enfance. »
Nicolas Grimaldi, L’ardent sanglot

La culture, c’est l’action de cultiver, de mettre en valeur la terre ou l’homme. C’est le fait de prodiguer un ensemble de soins en vue d’assurer soit la production d’une plante, soit l’élévation d’un être humain au-dessus de l’état de nature considéré comme état brut de naissance.

Pourtant, il y a bien des autodidactes :

  • Autodidacte : Qui s’est instruit lui-même.

En ce qui concerne l’objection de l’autodidacte que l’on pourrait faire ici, l’éducation est toujours, même pour lui, un rapport à l’altérité, bien que cette altérité soit constituée à l’intérieur de lui-même. En effet, comme le dit Platon, « la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même. » :

« La pensée est un discours que l’âme se tient à elle-même sur les objets qu’elle examine. »
Platon, Théétète

A proprement parler, aucun être humain n’est susceptible de s’instruire entièrement lui-même. Seul Dieu y est contraint par sa nature même. Etant à la fois Créateur du monde et omniscient, Il est l’Autodidacte absolu.
  

  1. L'éducation est contre la prédominance du corps :

L’éducation est contre la prédominance du corps. L'éducation ne s’adressera donc pas à ce qui est naturel chez l’individu. L’éducateur cherchera, au contraire, en quelque sorte, à faire oublier à l’élève qu’il est soumis à un corps naturel nécessiteux.

Cependant, la culture n’éradique pas la nature, mais les deux coexistent au point que la culture utilise la nature. La culture n’est pas l’anéantissement total de la nature. Un homme civilisé n’en reste pas moins un homme avec ses besoins naturels. L’homme, bien qu’étant, grâce à lui, devenu être de culture, n’en reste pas moins un individu naturel. La culture ne s’oppose donc pas aussi radicalement à la nature. En effet, la culture est plutôt bâtie sur la naturalité de l’homme. Il n’y a pas véritablement passage d’un état A à un état B dans lequel il ne resterait plus rien du premier. La culture est comme une construction qui vient compléter la nature :

« La culture n’est ni simplement juxtaposée, ni simplement superposée à la vie. En un sens, elle se substitue à la vie, en un autre elle l’utilise et la transforme, pour réaliser une synthèse d’un ordre nouveau. »
Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1949

La synthèse, c’est celle de l’homme qui est à la fois être de culture tout en restant un individu naturel. En somme, la culture prend appui sur la nature. C’est ce que l’on peut noter en ce qui concerne l’agriculture ou la culture du corps qu’est le culturisme :

  • Culturisme : Pratique, à des fins esthétiques, d’exercices physiques appropriés au développement artificiel de certains muscles.

Toute forme de sport est également la culture qui transforme la nature. Certains théoriciens ont pensé cette culture du corps par l’entraînement sportif, à l’instar de Georges Hébert (1875 – 1957) :

  • Hébertisme : Doctrine et méthode de culture physique naturelle préconisée par Georges Hébert et fondée sur la pratique, en plein air, d’exercices fondamentaux tels que marcher, courir, porter, grimper, lancer, sauter et nager.

  1. La finalité de l'éducation :

  1. Le devoir :

La finalité de l’éducation, c'est le devoir (moral et politique), c'est-à-dire le fait que l’homme soit pleinement humain, répondant parfaitement à son concept, et pleinement citoyen répondant à la constitution de sa nation :

« J’appelle éducation positive celle qui tend (…) à donner à l’enfant la connaissance des devoirs de l’homme. »
Rousseau

Le devoir semble ici inscrit dans la nature humaine :

« Hommes, soyez humains. Tel est votre devoir. »
Ibid., Emile, 1762

Ce qui est proprement humain serait donc de respecter certains devoirs. Ces devoirs sont d’ordre moral. Cette notion de devoir moral sera reprise par Kant, grand lecteur de Rousseau. Selon Kant, le devoir moral est inscrit dans le cœur de l’homme. Le devoir moral kantien se formule en ces termes : l’universalité et le rapport moral à l’autre que prône l’impératif catégorique.

  • L'universalité :

« Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle. »
Kant, Critique de la raison pratique, 1788, Traduction Picavet, 1960, Page 30

« l’individu ne peut regarder une action comme moralement bonne que si elle procède exclusivement d’une règle universalisable, si la maxime qui l’inspire est telle qu’elle ne produise ni contradiction, ni absurdité si elle est transformée en règle à suivre par tous les hommes dans toutes les circonstances sous lesquelles la même action peut être envisagée. »
Eric Weil (1904 – 1977), Philosophie politique, Introduction, 7, Paris, Vrin, 1996, Page 19

« la morale, action raisonnable et universelle de l’individu, considéré comme représentant de tous les individus »
Ibid., Introduction, 3, Page 12

« La volonté morale, […] volonté universelle de l’universel »
Ibid., I, 8, Page 27

L’individu moral agit comme devrait agir l’ensemble des individus : là se trouve son universalité.

  • Le rapport morale à l'autre : le contenu de la morale.

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs

« Les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi. »
Ibid.

« L’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré. »
Ibid.

L’autre ne peut être considéré uniquement comme un moyen. Kant dresse ici la morale contre l’utilitarisme, contre la réification des personnes, contre la marchandisation du corps par exemple.
Cette morale est indépendante des conditions d’existence de chacun. Le pauvre comme le riche peuvent être moraux :

« On attache aussi bien toute la […] morale à une vie populaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe »  
Montaigne, Essais, III, II, Poche, Page 25

En cela, la morale est universelle : elle concerne tout le monde. La morale est définie a priori, c’est-à-dire indépendamment de toute condition d’existence :

« la moralité est l’unique légalité des actes qui puisse être dérivée tout à fait a priori de principes. Aussi la métaphysique des mœurs est-elle proprement la morale pure, où l’on ne prend pour fondement aucune anthropologie (aucune condition empirique) »
Kant, Critique de la raison pure, 1781, « Théorie transcendantale de la méthode », Chapitre III : « Architectonique de la raison pure », Folio essais, Page 697

Ainsi, la morale kantienne ne doit pas son contenu à quelques racines historiques et/ou religieuses.
Sur un plan plus général, l’individu moral est celui qui veut le Bien :

« La disposition-d’esprit à vouloir ce qui est bon en soi et pour soi. »
Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1821, II / « La moralité », III : « Le bien et la conscience morale », Paragraphe 137, PUF, Page 232

La liberté est la condition de la morale. Seul l’homme libre, autonome, peut être un individu moral.

« elle présuppose la liberté »
Hegel, L’Esprit du christianisme et son destin, 1797

L’individu libre s’est libéré de ses déterminations.
De plus, celui qui est moral sans le vouloir ne peut être dit pleinement moral. La morale se situe dans l’intention de l'individu.

« Quand il s’agit de valeur morale, l’essentiel n’est point dans les actions, que l’on voit, mais dans ces principes intérieurs des actions, que l’on ne voit pas. »
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs

En effet, celui qui est inculpé d’homicide involontaire ne peut être jugé comme immoral. Kant met l’intention en lumière par l’exemple du commerçant et de l’enfant : un enfant vient acheter un produit au commerçant. L’enfant donne trop d’argent par rapport au prix du produit. Le commerçant a alors trois solutions :
  • Garder la monnaie excédentaire et escroquer l’enfant, ce qui est immoral car l’enfant n’est alors perçu que comme une source de profit immédiat et non comme une personne.
  • Rendre l’argent, mais dans le but de s’assurer une réputation de commerçant honnête dans le quartier, ce qui est intéressé avant d’être moral.
Nous pouvons ajouter ici le fait de rendre l'argent pour s'assurer une bonne conscience, ce qui est agir d'abord en fonction de son intérêt particulier avant que d'agir moralement.
  • Rendre l’argent de manière désintéressée, ce qui est pleinement moral.
Le commerçant qui rend l’argent pour la réputation réalise un acte moral sans pour autant être moral dans son cœur, dans son intention. Il agit par respect envers le devoir tout en ayant une arrière-pensée intéressée. Le commerçant pleinement moral, lui, agit au nom du devoir et de manière pleinement désintéressée. Ainsi, la morale dépend de la liberté-autonomie et du désintéressement.
Une troisième condition de la morale (après la liberté et le désintéressement) est l’action. En effet, à quoi servirait-il d’avoir établi le contenu de la morale si c’est pour ne pas l’appliquer sur le plan concret ?

« si les valeurs de vérité ou de beauté peuvent être découvertes et contemplées, la valeur morale est à faire. »
Ferdinand Alquié, Le Désir d’éternité, I, III, PUF, Page 36

Nous pourrions questionner cette déclaration d’Alquié en nous demandant si la vérité et la beauté ne sont pas, elles aussi, des valeurs à faire. Seulement, la valeur morale ne peut attendre. La morale nous engage à défendre la dignité humaine. La morale ne peut être que principes : elle doit être actions :

« La justice […], c’est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense. »
Proudhon (1809 - 1865), De la Justice

La morale qui établit de beaux discours mais ne prend aucun risque pour défendre les principes moraux sur le plan concret n'est pas véritablement la vraie morale.
La dignité humaine, c’est, par exemple, la liberté de la personne. Ainsi, défendre la liberté de tous est moral :

« Toute action est juste qui peut faire coexister le libre-arbitre de chacun avec la liberté de tout autre selon une loi universelle. »
Kant, Doctrine du droit

« Dans la mesure où chacun est reconnu comme une essence libre, il est une personne. C’est pourquoi le principe du droit peut s’énoncer aussi de cette manière : chacun doit être traité par autrui comme une personne. »
Hegel, Propédeutique philosophique, 1840 (posthume)

Défendre la dignité humaine, c’est défendre la dignité de tous, même de ceux qui ne nous ressemblent pas :

« elle [la charité] honore l’humanité dans le fou, l’idiot, le criminel, le malheureux. »
Alain, Définitions, 1953 (posthumes)

Ce qui importe sur le plan de l’action, c’est la moralité, et non la morale.

  • Moralité : La moralité est, pour Hegel, le domaine de l’ « éthique », tandis que la morale désigne plutôt le domaine de l’ « intention subjective ». Antonyme d’amoralité.

Sur le plan de l’action, il s’agit essentiellement de venir en aide à l’autre qui se trouve dans le besoin. C’est là l’essence même du discours chrétien sur la charité ou du discours musulman sur l’aumône aux pauvres. Proposer ses services pour aider l’autre est donc notre devoir. Descartes exprime cette idée sur le mode négatif :

« c’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne »
Descartes, Discours de la méthode, VI, Classiques Larousse, Page 64

Comte (1798 - 1857), lui, l’exprime sur le mode positif :

« Quand même la terre devrait être bientôt bouleversée par un choc céleste, vivre pour autrui, subordonner la personnalité à la sociabilité, ne cesseraient pas de constituer jusqu’au bout le bien et le devoir suprêmes. »
Comte, Système de politique positive, 1854

« Jérôme Cahuzac doit penser d’abord à son pays, aux autres, avant lui-même. »
Dominique Lefebvre

Cette action morale a alors pour projet de devenir politique :

« L’exigence morale dernière est celle d’une réalité politique (formée par l’action raisonnable et universelle sur tous les hommes) telle que la vie des individus soit morale et que la morale […] devienne une force politique, c’est-à-dire un facteur historique avec lequel l’homme politique ait à compter quand bien lui-même ne se voudrait pas moral. »
Eric Weil, Philosophie politique, Introduction, 3, Page 12

«     Il est immédiatement visible qu’à partir du principe de cette morale de l’universalité il devient possible d’assigner un but à l’action politique : l’avènement d’un monde où la raison inspire tous les êtres humains. »
Ibid., 7, Page 20

« La morale n’existe et ne se réalise que sur le plan politique (primauté objective de la politique) »
Ibid., Page 22

«     Ce sera donc à partir de la morale formelle que notre réflexion devra atteindre la politique. »
Ibid.

«     La morale donne naissance à la conception d’un droit universel »
Ibid., 11, Page 34

« l’homme moral découvre que la loi morale doit informer une loi positive : la libération de l’homme, de tout homme, doit s’accomplir dans le monde si la vie morale et raisonnable ne doit pas rester un rêve. »
Ibid., Page 35

« Il faut réaliser […] l’universel dans le concret »
Ibid., II, B, 30, b, Page 117

« L’éternel de ces principes doit faire ses preuves dans le temps et doit informer le monde de l’histoire. »
Ibid., III, B, 38, c, Page 177

« La morale pure […] se veut morale d’action »
Ibid., Philosophie morale, II, 13, d, Vrin, Page 77

L’éducation qui comprend discipline et formation est ainsi la dernière et la plus haute ambition de toute grande philosophie morale et politique, de Platon à Rousseau  et de Kant à Comte.
Evidemment, la morale sert la politique car, si nous serions tous des êtres moraux, la vie de la Cité serait apaisée.
Les hommes deviennent ce qu’ils sont par l’éducation active. L’homme a besoin d’une éducation et d’une culture pour combattre la grossièreté de sa nature et atteindre sa destination entière. Il s’agit de montrer à l’enfant qu’on veille à sa culture pour qu’il puisse un jour être libre, c’est-à-dire qu’il n’ait plus à dépendre de la sollicitude d’autrui.
L’éducation publique a les plus grands avantages : on y apprend à connaître la mesure de ses forces et les limites que nous impose le droit d’autrui … Cette éducation fournit le meilleur modèle du citoyen à venir.
Nous rejoignons ici la conception platonicienne de l’éducation qui inspirera Rousseau. Rousseau assume les abandons de cinq enfants en s’inscrivant dans la tradition platonicienne en ces termes :

« Oui, Madame, j’ai mis mes enfants aux Enfants-Trouvés ; j’ai chargé de leur entretien l’établissement fait pour cela … Ainsi voulait Platon que tous les enfants fussent élevés dans sa République ; que chacun restât inconnu à son père, et que tous fussent les enfants de l’Etat. »
Rousseau, 1751

Cette idée selon laquelle l’Etat doit s’occuper de l’éducation des enfants est actuellement présente, notamment en France et en Israël :
  • En France, cela a pris la forme du changement du nom de notre ministère qui passa du ministère de l’instruction publique, qui n’était chargé que de faire acquérir une culture de base et des connaissances pratiques, au ministère de l’éducation nationale qui ajouta une dimension supplémentaire à la fonction de l’enseignant qui, parfois, doit épauler la famille dans la tâche éducative.
  • En Israël, l’éducation publique prend une forme plus radicale : celle des kibboutz, ces fermes d’inspiration communiste dans lesquelles les enfants sont élevés par la communauté, et non plus par leur famille d'origine.


B / Les difficultés de l'éducation :

  1. pour l’éducateur :

Cependant, l’éducation est une tâche difficile pour l'éducateur :

« Tout ainsi qu’en l’agriculture les façons qui vont avant le planter sont certaines et aisées, et le planter même. Mais depuis que ce qui est planté vient à prendre vie : [à] l’élever il y a une grande variété de façons et difficulté. Pareillement aux hommes [il] y a peu d’industrie à les planter mais depuis qu’ils sont nés on se charge d’un soin divers, plein d’embesognement et de crainte, à les dresser et nourrir. »
Montaigne, Essais, I, Chapitre XXVI : « De l’institution des enfants. », Folio classique, Page 317
  
Faire des enfants et les abandonner à leur sort ou les maintenir en enfance n’offre guère de difficulté. Faire des hommes dignes de ce nom, c’est-à-dire des êtres humains raisonnables, libres et responsables, c’est le plus difficile des problèmes pratiques que l’Humanité ait encore à résoudre.

  1. pour les éduqués :

L’éducation est aussi difficile pour les éduqués :

« L’éducation est pénible, cruelle. (…) La culture est exigeante. »
George Steiner, La barbarie de l’ignorance


  1. La nécessité de cette difficulté :

Cependant, cette difficulté fait partie intégrante de l’essence même du processus éducatif.  

C / L'état de l'être cultivé :

Le terme de culture n’est pas seulement employé pour désigner le processus de sortie de l’état de nature : il est également employé pour désigner l’état de l’homme cultivé. L’homme a été cultivé et dispose dorénavant de la culture. Etant donné qu’il ait été cultivé, il est, maintenant, cultivé.
La culture est ce qui distingue un être cultivé d’un être abandonné à sa condition naturelle de sauvage :

« Les sauvages sont moins avancés en civilisation et plus voisins de l’état de nature que les barbares. »
Lafayette

Ainsi, nous pouvons établir une distinction entre le cultivé, c’est-à-dire le civilisé ; le barbare ; et le sauvage. Entre ces trois états, il est question de degré de culture.

  1. La barbarie :

En Grèce antique, tout ce qui n’était pas grec était considéré comme barbare. Est barbare « tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens » (Claude Lévi-Strauss). Le barbare, c’est l’autre, l’étranger, l’inconnu. Le barbare, c’est celui que l’on ne comprend pas et que l'on associe alors à l'animal. Le terme même de barbare vient de bar-bar-bar, le chant inarticulé de certains oiseaux. Le barbare reste alors l'éternel incompris :

« Barbaras hic ego sum quia non intelligor illis (Ici c’est moi qui suis le barbare, parce que je ne suis pas compris par ceux-là.) »
Ovide (-43 ; 18), Tristes, 8, I, X, 37

« Le poète finement lettré prononce cette phrase alors qu’il endure un exil solitaire, chez des Scythes et des Sarmates sans latinité, près de la mer Noire. »
Jacques Berchtold

On considère toujours celui que l’on désigne comme barbare comme un inculte, et, pire, comme un être sans culture, un sauvage qui vit comme les animaux, et non comme les hommes :

« Sauvage, qui veut dire de la forêt, évoque […] un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. »
Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, 1952

C’est de cette manière que les occidentaux regardaient les indiens d’Amérique lors de la « découverte » du « Nouveau » Monde, ou les noirs d’Afrique au cours des siècles d’esclavagisme qui se sont poursuivis jusqu’à l’époque coloniale. On retrouve cette volonté d’animaliser l’autre en vue de se sentir supérieur à lui dans les thèses racistes d’Hitler (1889 – 1945) par exemple. 

  1. Le contenu de la culture :

La culture d’un homme cultivé désigne en général « un idéal assez académique de raffinement individuel, élaboré à partir d’un petit nombre de connaissances et d’expériences assimilées, mais fait surtout d’un ensemble de réactions particulières sanctionnées par une classe sociale et une longue tradition. » (Sapir (1884 – 1939)).
Ce « petit nombre de connaissances et d’expériences » qui fait la culture de l’homme éduqué, qui n’est donc plus sauvage, concerne certains domaines spécifiques (cinéma, théâtre, spectacles, musique, littérature … etc.) qui diffèrent selon les traditions. Cette « culture » défendue par le ministère éponyme désigne l’ensemble des connaissances qui permettent de distinguer un homme cultivé d’un inculte. La culture pris en ce sens fonctionne alors comme un marqueur d’appartenance social. C’est ce que Bourdieu (1930 – 2002) met en lumière par son concept de capital culturel.
Chez Bourdieu, chaque individu inscrit dans une société, dans un groupe social, dispose de trois types de capital :
  • Le capital économique, c’est-à-dire la richesse du noyau familial qui servira pour financer les études des enfants par exemple.
  • Le capital social, c’est-à-dire l’ensemble des relations du noyau familial qui permettront à l’enfant d’éventuellement travailler dans certains domaines inaccessibles à d’autres familles moins bien classées socialement parlant.
  • Le capital culturel, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances présentes dans la famille qui participeront à la formation et à l’éducation de l’enfant. Le capital culturel comporte également les habitudes du noyau familial (fréquentation des musées, du théâtre, des expositions …etc.).  
Par le biais de cette analyse des trois types de capital, Bourdieu, ce sociologue d’extrême-gauche, tente de mettre en lumière une certaine reproduction sociale, une endogamie dans la classe sociale bourgeoise, et, de fait, dans la classe prolétarienne, ce qui installe de manière durable la domination économique, sociale et culturelle d’une classe sur une autre de génération en génération.

Pour endiguer ce phénomène de reproduction des élites, une solution consiste à rendre accessible la culture à tous par différents moyens (spectacles de rue gratuits de type Turbulentes à Vieux-Condé, initiations au théâtre, représentations théâtrales télévisées sur France 2, rencontres avec les artistes …etc.). Rendre la culture accessible à tous est l’objectif du ministère qui en a la charge et c’est également celui de l’Ecole de la République. En effet, l’Ecole n’est pas uniquement un lieu de formation en vue d’un diplôme professionnalisant : elle est également là pour éduquer, c’est-à-dire ouvrir à la culture afin de faire non seulement des citoyens et des agents économiques efficaces, mais aussi des hommes libres. La culture rend en effet libre car elle nous éloigne de nos impulsions naturelles, bestiales, ce qui nous permet de vivre sereinement en société et en bonne intelligence. La culture rend également libre en cela qu’elle permet d’accéder à des champs de réflexion nouveaux, voire insoupçonnés, afin qu’on y développe, à notre tour, une réflexion personnelle et pertinente en ayant à l’esprit ce que les Anciens nous ont laissé.  C’est en vue de nous rendre libres en ces sens (contre la nature et pour la libre réflexion) que l’on entend, à l’échelle internationale, des appels à la diffusion de la culture. Ainsi, Jean-Paul II, face aux autorités de l’URSS qui était un Etat fermé, isolé, et donc réticent à partager sa culture avec le reste du monde et à apprendre des autres peuples, a déclaré :

« N’ayez pas peur ! Ouvrez les frontières de vos Etats, les vastes champs de la culture … »
Jean-Paul II  

La culture est donc un liant entre les hommes (rassemblements culturels) et aussi entre les peuples qui apprennent de leur culture respective : la culture comme élément de communication et donc de rapprochement avec l’autre (homme et peuple). La culture ainsi échangée au niveau international est un élément de maintien de la paix entre les peuples. Plus l’on se connaît, moins l’on s’affronte. L’échange culturel peut par exemple prendre la forme d’un échange linguistique avec un correspondant ou d’un séjour d’études à l’étranger avec Erasmus.


D / L’inutilité de la culture :

  1. face à la violence :

Pourtant, la culture prise en ce sens d’ensemble de connaissances (notamment littéraires, artistiques) ne permet pas d’instaurer définitivement la paix. De même, être cultivé ne sauve pas non plus de la méchanceté :

« On peut aimer Shakespeare et Mozart et torturer en même temps. »
George Steiner, Entretiens, « La crise de l’éducation »

Parmi les nazis se trouvaient des hommes de lettres, des hommes cultivés, éclairés, mais qui ont quand même sombré dans l’obscurité de la violence. Face à Hitler, la culture du brillant peuple allemand, le peuple des juristes et des philosophes, n’a été d’aucune utilité. Contre la violence, notamment celle de la guerre, la culture ne peut rien. Contre une foule de rhinocéros, toute parole est vaine. C’est ce que montre Ionesco (1909 – 1994) dans Rhinocéros (1959).
En Allemagne nazie, on brûlait les livres avant de brûler les gens.
Une bibliothèque qui ne peut empêcher l’explosion d’une bombe peut être jugée inutile :

« si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. Suivant la liste détaillée des valeurs sûres, des objets de première nécessité dont nous avons beaucoup plus besoin ici que de tout le contenu de la célèbre bibliothèque de Leipzig, à savoir : chaussettes, caleçons, lainages, savon, cigarettes, saucisson, chocolat, sucre, conserves … » »
Claude Simon (1913 - 2005), La Route des Flandres, 1960, II, Les Editions de Minuit, Page 252

Cette inutilité de la culture se retrouve en d’autres moments de l’Histoire :

« s’il n’y a point de vice qui ne les domine, point de crime qui ne leur soit familier ; si les lumières des ministères, ni la prétendue sagesse des lois, ni la multitude des habitants de ce vaste empire n’ont pu le garantir du joug du Tartare ignorant et grossier, de quoi lui ont servi tous ses savants ? »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1750, I, Poche, Page 36

«     La monarchie de Cyrus a été conquise avec trente mille hommes par un prince plus pauvre que le moindre des satrapes de Perse ; et les Scythes, le plus misérable de tous les peuples, a résisté aux plus puissantes monarques de l’univers. Deux fameuses républiques se disputèrent l’empire du monde ; l’une était très riche, l’autre n’avait rien, et de fut celle-ci qui détruisit l’autre. L’Empire romain à son tour, après avoir englouti toutes les richesses de l’univers, fut la proie de gens qui ne savaient même ce que c’était que richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons l’Angleterre sans autres trésors que leur bravoure et leur pauvreté. Une troupe de pauvres montagnards dont toute l’avidité se bornait à quelques peaux de moutons, après avoir dompté la fierté autrichienne, écrasa cette opulente et redoutable Maison de Bourgogne qui faisait trembler les potentats de l’Europe. Enfin toute la puissance et toute la sagesse de l’héritier de Charles Quint, soutenues de tous les trésors des Indes, vinrent se briser contre une poignée de pêcheurs de hareng. »
Ibid., II, Pages 58 – 59

  1. face à la méchanceté :

Pour ce qui est des incultes qui ne disposent pas de l’ensemble de connaissances requises pour être dit « homme cultivé », il y a, de la part de certains cultivés, un certain mépris pour les couches populaires de la société qui ne connaissent rien à l’art contemporain par exemple. Ainsi, la culture ne sauve pas de la méchanceté mais est ségrégative.
Toute culture, individuelle ou collective, est d’abord un facteur de distinction et d’exclusion.

  1. Le risque du pédantisme :

  • Pédantisme : Manière d’agir qui fait étalage d’une érudition affectée et purement livresque.

De plus, trop de culture tue la culture. En effet, la culture ne doit pas sombrer dans le pédantisme. Le pédantisme des savants érudits de son époque, c’est ce que dénonce Montaigne dans ses Essais. Selon lui, nombreux sont ceux qui n'ont que l'apparence du savoir, eux qui n'ont pas fait leur ce qu'ils ont lu :

« nos pédantes vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement, et mettre au vent. »
Montaigne, Essais, I, XXV : « Du pédantisme », Folio classique, Pages 299 – 300

« je puise comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. »
Ibid., Chapitre XXVI : « De l’institution des enfants », Page 313

« Les écrivains indiscrets de notre siècle, qui parmi leurs ouvrages de néant, vont semant des lieux entiers des anciens auteurs, pour se faire honneur, font le contraire. »
Ibid., Page 314

« Le philosophe Chrysippus, mêlait à ses livres, non les passages seulement mais des ouvrages entiers d’autres auteurs, et en un, la Médée d’Euripides. »
Ibid.

« plutôt la tête bien faite, que bien pleine »
Ibid., Page 319

« des ânes chargés de livres : On leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science : laquelle pour bien faire, il ne faut pas seulement loger chez soi, il la faut épouser. »
Ibid., Page 358

Bouvard et Pécuchet (1881 (posthume)) de Flaubert est une charge dirigée contre la vanité intellectuelle et le pédantisme. Flaubert a caricaturé, sous les noms de Bouvard et Pécuchet, une accumulation de connaissances disparates qui est en quelque sorte le négatif de la culture.

E / Les dangers de la culture : Les risques de la culture moderne.

La culture peut encore être critiquée dans ce qu’elle engendre.
L’ouvrage de Georges Duhamel [1884 – 1966], qui obtint le prix Goncourt en 1918, n’est intitulé Civilisation que par antiphrase : il s’agit en réalité d’un réquisitoire contre la « civilisation » moderne, contre son culte du machinisme, de la richesse, de la science aveugle et de la puissance destructrice qui ont engendré l’horreur de la Première Guerre mondiale. De son côté, Charles Fourier (1772 – 1837) avait déjà donné un sens nettement péjoratif au mot « civilisation » en général. La « civilisation » est cet état de « fausse industrie » et de « commerce mensonger » qui affiche de beaux principes, mais ne contient en réalité qu’ « indigence, fourberie, oppression, carnage ».
A propos du danger de la bombe atomique, Paul Valéry (1871 – 1945) note :

« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Paul Valéry

En effet, la culture peut être dangereuse dans ses dérives. La culture et ses conséquences sont comme le feu apporté par Prométhée à l'homme : il peut être employé à mauvais escient. C'est cette mise en garde que nous rappelle Rousseau dans le frontispice de son Discours sur les science et les arts :


« Prométhée apportant le feu à l’homme met celui-ci en garde devant les risques de mauvais usages, qu’encourage le satyre irresponsable. »
Jacques Berchtold

Le feu peut désigner aujourd'hui, métaphoriquement, l'énergie atomique.


II / Le plan collectif :

A / Les cultures :

En ethnologie ou en sociologie, on ne parle pas d'abord de la culture ni au sens de processus éducatif ni au sens de résultat de ce processus, mais on parle des cultures différentes les unes des autres, des civilisations. Couramment, on parle d'ailleurs de dialogue inter-culturel : les peuples apprennent les uns des autres.


B / Le rejet de la culture collective :

Pourtant, la civilisation ne fait pas unanimité. Certains la rejettent car ils estiment qu'il s'agit là d'une dénaturation de l'homme (ce qui est le cas) et que cela est dommageable à l'humanité en général et, par conséquent, à l'individu en particulier. En effet, en s'éloignant de la nature, l'homme oublierait les valeurs simples, noyé qu'il serait dans le luxe, dans l'excès de la culture.
De manière radicale, les cyniques rejettent alors le mode de vie en Cité : ils rejettent l’état civil au profit de l’état de nature. Diogène, le chef de file de l’école cynique, représenté nonchalemment allongé alors que tous les autres penseurs sont debout par Raphaël (1483 – 1520) dans L’Ecole d’Athènes (1510 – 1511), était réputé pour vivre dans une amphore brisée en mangeant des racines et des oignons :


Le fait qu'il soit allongé montre qu'il a pour principe de rejeter les codes sociaux qu'il juge dénaturant et donc dommageables pour l'homme. Il est même dit qu’il se promenait nu avec un hareng pourri en signe de contestation de l’ordre social établi, comme une provocation. Son rejet de la culture le fait alors vivre comme un animal : un jour, il vît des chiens laper l’eau d’une flaque. Dès ce jour, il n’utilisa plus de récipient pour boire. Il vivait comme un chien (d’où le terme « cynique » qui a donné « canidé »). Ce que l’on entend aujourd’hui par « cynisme » perpétue encore, d’une certaine manière, la tradition de Diogène. En effet, quelqu’un de cynique est quelqu’un qui dénonce la bien-pensance ambiante. Le cynisme consiste aujourd’hui à défendre officiellement une idée pour, officieusement, faire l’inverse de ce que l’on défend sous prétexte que le monde est par nature corrompu et que l’on ne peut rien y changer. Quoi qu’il en soit, le cynisme est toujours une forme de rejet de quelque chose. Diogène vivant comme un chien est l’essence même de ce rejet de la culture humaine au profit d’une vie animale :

« [Diogène] affirmait opposer […] à la loi sa nature »
Diogène Laërce

La loi représente ici ce qui est création humaine, ce qui nous sort de notre chère nature. Pour Diogène, rien n'est à respecter dans le monde proprement humain : seule la nature prime. Ici, la nature, c'est la corruption dont il s'agit de se prémunir :

« la culture est considérée là comme quelque chose de seulement extérieur, relevant de la corruption »
Hegel, Principes de la philosophie du droit, III, II, Paragraphe 187, Remarque, PUF, Page 283

Rousseau, notamment dans son Discours sur les sciences et les arts, poursuit, avec une certaine variation, la doctrine cynique. A la question  posée par l’académie de Dijon en 1750 : « si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs », Rousseau répond, dans son Discours qui obtint le prix du concours s’élevant à une médaille d’or de la valeur de trente pistoles, au grand scandale des salons littéraires du temps, un « non » catégorique. En effet, selon Rousseau, la culture ôte les atouts de la nature, de la vie simple, à la campagne, et non dans les salons des intellectuels, notamment français jugés alors décadents. Rousseau prône un retour aux valeurs naturelles contre l'excès de culture. L'une des première critique qu'il se permet d'adresser à la culture en général est qu'elle nous fait perdre la vigueur du corps :

« La civilisation conduit toujours à un affaiblissement du corps. »
Rousseau

Le corps n’est plus vigoureux s’il n’est plus en contact avec la terre naturelle mais uniquement en rapport avec une table de lecture. Encore aujourd'hui, on reproche aux khâgneux (les élèves de deuxième année de classe préparatoire littéraire) leurs genoux presque atrophiés à force d'être assis à une table de lecture et aux taupes (les élèves de deuxième année des classes préparatoires scientifiques) leur myopie à force d'user leurs yeux sur des calculatrices. Le terme « khâgneux » vient de Napoléon (1769 - 1821) qui, lors d'un défilé du 14 juillet, a vu passer une classe préparatoire littéraire et s'est étonné de leurs genoux. On peut encore constater cette perte de la vigueur du corps lors de certains progrès techniques. Le travail de l'agriculteur par exemple, bien qu'il reste difficile, est beaucoup moins pénible qu'il y a quelques siècles grâce aux machines. Cependant, cette diminution de la pénibilité du travail a pour conséquence une certaine perte de la force et de l'endurance physique de ceux qui exploitent la terre comparés à ceux qui l'exploitaient à la sueur de leur front, sans machine ultra-perfectionné. Selon Rousseau, le progrès n'est pas nécessairement une bonne chose : il faut considérer ce que l'on perd dans le progrès technique (ici, la vigueur du corps). Ce propos de Rousseau peut s’appliquer à son ouvrage l’Emile qui décrit l’éducation fictive d’un enfant par son précepteur. Emile ne sera donc pas (uniquement) un être de culture pour qu’il ait un corps vigoureux. Cette perte de vigueur du corps par la faute de la culture est un fait constaté. En effet, aux commencements de l’agriculture, les hommes sont passés d’une vie de chasse et de cueillette, d’une vie de nomades, à une vie de sédentaires cultivant la terre. La culture de la terre nécessitant de se courber, la taille moyenne des hommes a diminué de quelques centimètres. La culture a donc un effet, que certains jugeront néfaste, sur le corps.

Pourtant, cette transformation corporelle n’est peut-être qu’une évolution, et non une décrépitude.

Cependant, Rousseau idéalise l’état de nature qu'il regrette :

« L’état de nature étant celui où le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d’autrui, cet état était par conséquent le plus propre à la paix, et le plus convenable au genre humain. »
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755

L'état de nature est ici absolument différent de celui de Hobbes dans lequel il y avait la « guerre de chacun contre chacun ». L'état de nature rousseauiste est un état de paix, de bonne camaraderie, dans lequel les hommes disposent d'un corps non encore corrompu par l'excès de culture. Locke (1632 – 1704) semble partager avec Rousseau l’idéalisation de l’état de nature :

« L’état naturel est un état de paix, de bonne volonté, d’assistance mutuelle et de conversation de soi et des autres. »
Locke

Selon la doctrine rousseauiste, il s’agit alors de revenir à un mode de vie simple, naturel, contre la corruption de la culture. Cette idéalisation de la vie proche de la nature est due à son enfance :

«     A la faveur d’un séjour d’enfance heureux à Bossey près de Genève et d’années de jeunesse épanouies aux Charmettes près de Chambéry, le jeune Rousseau avait été éveillé très tôt à l’amour d’une vie simple, proche de la nature. »
Jacques Berchtold, Introduction au Discours sur les sciences et les arts de Rousseau, Poche, Page 5

« il propose déjà d’observer directement la nature, de faire des promenades »
Ibid.

Il y a chez Rousseau une nostalgie de l’état primitif de l’homme :

« La réhabilitation visionnaire et nostalgique de l’ « état de nature » et de l’ « homme primitif », encore confuse et embryonnaire dans le Discours »
Jacques Berchtold, Introduction au Discours sur les sciences et les arts de Rousseau, Poche, Page 11

« l’appel à ressusciter l’image d’un homme « primitif » »
Ibid., Page 12

« il identifie le type du Vieux Romain au sage vertueux et frugal des temps primordiaux. »
Jacques Berchtold

(Ainsi, l'homme des premiers temps n'est pas seulement vigoureux, il est aussi vertueux : sain de corps et d'esprit.)

« C’est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret. Quand les hommes innocents et vertueux aimaient à avoir les dieux pour témoins de leurs actions, ils habitaient ensemble sous les mêmes cabanes ; mais bientôt devenus méchants, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs et les reléguèrent dans des temples magnifiques. Ils les en chassèrent enfin pour s’y établir eux-mêmes, ou du moins les temples des dieux ne se distinguèrent plus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble de la dépravation ; et les vices ne furent jamais poussés plus loin que quand on les vit, pour ainsi dire, soutenus à l’entrée des palais des Grands sur des colonnes de marbre, et gravés sur des chapiteaux corinthiens. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, II, Poche, Page 63

« Première stylisation de l’ « état de nature », soudain proche du « bon sauvage ». Le poète Jean-Baptiste Rousseau [1670, 1671 ; 1741] avait célébré, dans son Ode (II, IX), l’heureuse ignorance dans les « huttes » et la simple piété des temps primitifs, condamnant les sciences illusoires, les sophismes et les arts. »
Jacques Berchtold

« la vaillance des Scythes ignorants »
Ibid.

« Cette ignorance désirable n’est plus celle, complexe, de Socrate, mais celle, simple, des temps primitifs et de la pastorale. »
Ibid.

En effet, il ne s'agit pas, comme Socrate, de savoir que nous ne savons rien, mais d'être dans l'état d'ignorance pour ne pas sombrer dans la dépravation culturaliste. Il s'agit ici du mythe du « bon sauvage » qui se trouve chez Diderot, et non à proprement parler chez Rousseau en ce qui concerne le terme.
La nostalgie de Rousseau lui vient de son père :

« Alors que la raison « égare », Jean-Baptiste Rousseau célébrait déjà l’heureuse « ignorance » des hommes primitifs (le Huron américain habitant de simples « huttes »). L’ « instinct » naturel conduit à se montrer reconnaissant face à la bonté céleste, à dédaigner la science arrogante des « philosophes pointilleux » parce qu’elle n’est en réalité que « clarté ténébreuse », « piège » et « poison », et à se contenter des connaissances placées à notre portée par la Providence. »
Jacques Berchtold, Introduction au Discours sur les sciences et les arts de Rousseau, Poche, Pages 17 – 18

Il y a donc un certain rejet de l'excès de la culture qui nous a fait passer de l'état de nature à l'état culturel dépravé :

« C’est sous l’habit rustique d’un laboureur, et non sous la dorure d’un courtisan, qu’on trouvera la force et la vigueur du corps. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, I, Page 30

Cet excès de la culture se trouve alors dans le luxe, dans le faste de l'habillement par exemple.

Pourtant, il est à relever que le laboureur vêtu est, par deux fois (le fait de cultiver la terre et le fait d'être vêtu), déjà entré dans le monde de la culture.

Rousseau promeut alors la nudité :

« L’homme de bien est un athlète qui se plaît à combattre nu : il méprise tous ces vils ornements qui gêneraient l’usage de ses forces, et dont la plupart n’ont été inventés que pour cacher quelque difformité. »
Ibid., I, Page 30

Rousseau fait ici référence aux lutteurs grecs et romains qui combattaient nus, et non en armure, l'armure entravant la vigueur du corps.
Rousseau oppose la rusticité, c'est-à-dire le mode de vie campagnard, proche des valeurs naturelles, à l'excès de culture décadent :

«     Avant que l’art eût façonné nos manières et appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos mœurs étaient rustiques, mais naturelles. »
Ibid.

(L'apprêtement, c'est-à-dire le fait d'être bien mis aux yeux de la société, le fait de correspondre aux codes sociaux, est rejeté par Rousseau au profit de la rusticité. On retrouve ici un reste de pensée cynique.)

« La réhabilitation de la « rusticité » (face à la politesse) sera récurrente. »
Jacques Berchtold

« Telle enfin s’est montrée jusqu’à nos jours cette nation rustique si vantée pour son courage que l’adversité n’a pu abattre, et pour sa fidélité que l’exemple n’a pu corrompre.
Ce n’est point par stupidité que ceux-ci ont préféré d’autres exercices à ceux de l’esprit. »

Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, I, Pages 37 – 38

« La valeur positive de la campagne (rus) est redevable à Virgile [-70 ; -19] et Horace [-65 ; -8]. La périphrase énigmatique désigne la Suisse. Les derniers éléments pourraient s’appliquer aussi au sort admiré de Genève (maintien endurant de l’austérité en dépit du voisinage français « corrupteur ». »
Jacques Berchtold

L'opposition entre la rusticité et la décadence culturaliste prend alors une tournure politique : Rousseau oppose la Suisse, et Genève particulièrement, à la France, comme il oppose Sparte à Athènes, les guerriers contre les penseurs. La glorification de Sparte est explicite dans le Discours :

«     Oublierais-je que ce fut dans le sein même de la Grèce qu’on vit s’élever cette cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette République de demi-dieux plutôt que d’hommes ? tant leurs vertus semblaient supérieures à l’humanité. Ô Sparte ! »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, I, Page 39

La glorification de Sparte se retrouve chez Montaigne :

« la révérence de cette divine police lacédémonienne si grande, si florissante […], sans aucun [enseignement] ni exercice de lettres »
Montaigne, Essais, II, 12

Rousseau attaque massivement contre les sciences et les arts, taxés d’agents corrupteurs et non civilisateurs. L'excès de culture est alors vigoureusement dénoncé en cela qu'il nous éloigne de la nature, du mode de vie simple des suisses, des genevois, des spartiates :

« Hanc amplissimam omnium artium bene vivendi disciplinam vitam agis quam literis persequuti sunt. (Cet art de bien vivre, le plus important de tous, ils l’ont acquis par leur vie plus que par les livres.) »
Cicéron (-106 ; -43), Tusculanes, IV, III, 5, cité par Montaigne, Essais, I, Chapitre XXVI : « De l’institution des enfants », Folio classique, Page 344

« Je dirais volontiers, que comme les plantes s’étouffent de trop d’humeur et les lampes de trop d’huile, aussi l’action de l’esprit par trop d’étude et de matière. Lequel saisi et embarrassé d’une grande diversité de choses, perde le moyen de se démêler. Et que cette charge le tienne courbe et croupi. »
Montaigne, Essais, I, Chapitre XXV : « Du pédantisme », Page 296

« Nous savons dire, Cicero dit ainsi, voilà les mœurs de Platon, ce sont les mots mêmes d’Aristote : mais nous que disons-nous nous-mêmes ? que jugeons-nous, que faisons-nous ? Autant en dirait bien un perroquet. »
Ibid., Pages 300 – 301

« Nous semblons proprement celui, qui ayant besoin de feu, en irait querir chez son voisin, et y en ayant trouvé un beau et grand, s’arrêterait là à se chauffer, sans plus se souvenir d’en rapporter chez soi. Que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère, si elle ne se transforme en nous ? si elle ne nous augmente et fortifie ? »
Ibid., Page 301

« Mon vulgaire Péridourdin appelle fort plaisamment Lettreférits ces savanteaux, comme si vous disiez lettre-férus, auxquels les lettres ont donné un coup de marteau, comme on dit. »
Ibid., Page 303

« Sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paraître ce qu’on est. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, I, Page 31

« On ne saura donc jamais bien à qui l’on a affaire : il faudra donc, pour connaître son ami, attendre les grandes occasions, c’est-à-dire attendre qu’il n’en soit plus temps, puisque c’est pour ces occasions mêmes qu’il eût été essentiel de le connaître.
Quel cortège de vices n’accompagnera point cette incertitude ? Plus d’amitiés sincères ; plus d’estime réelle ; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. »

Ibid., Pages 31 – 32

« nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c'est un malheur particulier à notre âge ? Non, messieurs ; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. »
Ibid., Page 33

«     Socrate avait commencé dans Athènes ; le vieux Caton continua dans Rome de se déchaîner contre ces Grecs artificieux et subtils qui séduisaient la vertu et amollissaient le courage de ses concitoyens. »
Ibid., Page 44

(Rousseau se revendique alors de Socrate.)

« Jusqu’alors les Romains s’étaient contentés de pratiquer la vertu ; tout fut perdu quand ils commencèrent à l’étudier. »
Ibid., Page 45

« Caton le Censeur [-234 ; -149], l’un de ces « laboureurs » rugueux des temps heureux primitifs évoqués plus haut, hostile aux études de grec (Plutarque [46 – 125], Vie de Caton le Censeur). […] sa lettre 95 « contre les sciences et les arts », d’importance capitale pour le Discours de Rousseau »
Jacques Berchtold

« On nous enseigne à disputer, non à vivre »
Rousseau

« Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres ; brisez ces marbres ; brûlez ces tableaux ; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. »
Ibid., Discours sur les sciences et les arts, I, Page 46

« Austère, il [Fabricius] est moins l’ennemi des arts et des sciences que de la gastronomie […]. On trouvera des prises de position similaire dans les Confessions, concernant l’ascèse diététique de Rousseau. »
Jacques Berchtold

« « Vaisselle d’argent et habits de pourpre sont utiles aux tragédiens, non à la vie. » »
Diogène Laërce

« Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, I, Page 49

« Les hommes sont pervers ; ils seraient pires encore, qu’ils avaient eu le malheur de naître savants. »
Ibid.

« il aurait mieux valu n’avoir pas appris. »
Montaigne, Essais, I, 25

« « Le satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser et embrasser le feu, la première fois qu’il le vit ; mais Prométhée lui cria : « Satyre, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche. » C’est le sujet du frontispice. »
Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, II, Page 51

« Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices. »
Ibid., Page 52

« Dans le Prologue de son Anatomie de la mélancolie, Burton démontrait la vacuité des livres et s’en prenait avec beaucoup de hargne aux lettrés. »
Jacques Berchtold

Rousseau est :

« auteur du Premier Discours, pédagogue d’un genre humain jugé dénaturé, et prédicateur de la vérité auprès des élites parisiennes courtisanes, perverties par des siècles de civilités. »
Jacques Berchtold, Introduction au Discours sur les sciences et les arts de Rousseau, Poche, Page 6

De ce fait, il est nécessairement incompris de ses contemporains :

« L’entreprise, démesurée dans son ambition, s’annonce par avance incompréhensible à l’entendement des élites cultivées et proclame par avance aussi son échec. »
Ibid., Page 8

Rousseau se retrouve alors dans la même position qu'Ovide face aux barbares Scythes et Sarmates lors de son exil près de la mer Noire.  
Rousseau est :

« Une sorte de « Diogène moderne » sobre et vociférateur brandissant sa lanterne dans la nouvelle Athènes corrompue – […] dans une position de radicale intransigeance. »
Ibid., Page 16

« Dans la Dernière réponse à Bordes et dans la Préface de Narcisse, on le voit avancer en visionnaire vers un horizon toujours plus englobant de son système et vers la formulation de la critique de l’organisation politique de la société qui sera bientôt théorisée dans le Discours sur l’origine de l’inégalité [1755] et dans le Contrat social [1762]. »
Ibid., Page 17

Il s’agit de :

« remettre en cause, bientôt, l’idéologie « encyclopédique » des Lumières, les valeurs culturelles établies, voire le consensus de la France monarchique confiante dans le Progrès. »
Ibid., Page 19

Rousseau, c'est donc l'anti-Lumières.
Rousseau rêve d’une société retrouvant, sous le vernis de la culture, « le pur état de nature ». Dans son Discours sur les sciences et les arts, il déplore « les désordres affreux que l’imprimerie a déjà causés en Europe ». Rousseau était scandalisé du fait que des livres aient pu conserver « les dangereuses rêveries des Hobbes et des Spinoza ». Dans un tel contexte, la culture, c’est ce qui dénature.


C / La défense de la culture :

Or, la culture n’est pas à dénigrer à ce point, bien qu’elle puisse comporter certaines dérives qui donnent raison à Rousseau, Locke et Montaigne. La culture est alors défendue, notamment en Sorbonne où a été prononcé un Discours aux élèves, le 12 août 1751, intitulé A quel point la Vertu est débitrice des Lettres. La question de l’Académie de 1752 poursuit en ce sens en proposant « Que l’amour des Lettres inspire l’amour de la Vertu ». 

« En 1750, Turgot [1727 – 1781] soutient en Sorbonne une thèse sur les progrès de l’esprit humain, dans laquelle il montre l’humanité passer de l’état du chasseur au pasteur puis au laboureur et émet l’idée que bientôt viendra l’état d’entrepreneur. »
Jacques Berchtold

Le discours progressiste se développe alors contre celui de Rousseau.
D’ailleurs, la critique rousseauiste de la science semble infondée aux yeux de certains :

« le vice n’a point pour mère la science
Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance »

Agrippa d’Aubigné (1552 – 1630), Les Tragiques, 1616, II

Dans une conception humaniste, la culture est ce par quoi l’individu accède à l’humanité en développant en lui les dispositions naturelles en vue d’une fin suprême qui est l’amélioration de l’état du monde.
Il s’agit ici de cultiver ce que la nature met à notre disposition. En effet, si cette culture n’est pas réalisée, les dons naturels sombreront dans l’inutilité.
Une telle conception refuse de confondre la culture avec une simple somme d’activités diverses, de connaissances disparates et de curiosités superficielles. A la dispersion mentale et à l’intérêt mondain pour les dernières nouveautés, elle oppose le culte des humanités (c'est-à-dire des savoirs classiques), le retour aux sources de la connaissance humaine, le goût pour la synthèse et l’encyclopédie, l’intérêt intellectuel pour toutes les civilisations et la priorité accordée aux fins de toute culture. L’Idée d’une république parfaite à laquelle participeraient, dans une même culture de ce qui est spécifiquement humain, toutes les valeurs de l’espèce humaine et qui serait gouvernée par les règles de la justice ne doit pas être regardée comme chimérique. C’est « l’Idée d’une perfection qui ne s’est pas encore rencontrée dans l’expérience » (Kant) mais qui pourra l'être, et seule une telle Idée peut donner à la culture un sens universel. La véritable culture intellectuelle vise l’universalité. 

  1. L’utilité de la culture :

La culture peut également être considérée selon les profits qu’elle permet.

Exemple :

Le fleuve jaune était sujet à de nombreuses crues qui dévastaient les cultures. L’empereur chinois Yu a convaincu les chefs de clans de construire un vaste réseau de canaux qui diviseraient la force du fleuve en canaux d’irrigation. Son projet a fonctionné et cette réalisation est la preuve que l’homme peut se rendre « comme maître et possesseur de la nature. » (Descartes).

  1. La culture rassemble les hommes :

La religion, qui est une partie de la culture, s’ouvre à la communion culturelle par le livre qui a une visée universelle.
Aujourd’hui, Hobbes, Spinoza, Leibniz et Rousseau sont heureusement réunis dans la liste des auteurs du programme de philosophie et leurs ouvrages voisinent paisiblement sur les rayons des bibliothèques. De même, la Bible et le Coran voisinent avec Aristote, Pascal et Goethe dans la Bibliothèque de cent cinquante volumes que Comte composa pour la culture du « prolétaire du XIXème siècle ». Bachelard (1884 – 1962) n’imaginait le Paradis que sous la forme d’une immense bibliothèque. En effet, on peut rêver que, par-delà leurs antagonismes, toutes les civilisations, toutes les religions et tous les cultes ne sont que des avatars d’une seule et même culture qui est celle des dispositions naturelles de l’humanité en vue de l’édification d’une Bibliothèque universelle librement ouverte à tous.
Internet pourrait alors être la réalisation de ce projet de bibliothèque universelle alors numérisée.

  1. La finalité de la culture :

La culture, l'éducation, n'est pas là pour faire des spécialistes, des experts dans tel ou tel domaine, mais doit donner une vue d'ensemble sur le Tout en vue du jugement en toute autonomie et en toute connaissance de cause de l'individu alors libre.  

  1. L’idéal de progrès :

Kant, dans son Propos de pédagogie (1803), dit que le progrès de l’humanité n’est pas une nécessité métaphysique, mais un devoir moral. La possibilité du progrès humain dépend de la place que prendra, dans l’histoire des hommes, l’éducation qui doit, par la discipline, « dépouiller les hommes de leur sauvagerie » et, par la culture, les « mettre en possession d’une aptitude suffisante pour toutes les fins qu’ils peuvent avoir à se proposer. ». 


  • La culture est-elle nécessaire ?

    La culture est ce qui est proprement humain, l'état civil qui se distingue de l’état de nature.
La nécessité est : « ce qui ne peut pas être autrement qu’il n’est. » (Aristote), ce qui est inéluctable. Dans un autre sens de la nécessité, la culture, en tant qu’elle serait une exigence, serait nécessaire, c’est-à-dire indispensable. Ici, on sous-entend qu’il serait possible de vivre sans culture mais que cela ne serait pas souhaitable.
La culture est-elle inéluctable et souhaitable ? Est-il possible de vivre sans culture et, si oui, est-ce souhaitable ?
    La question est donc de savoir si le fait de quitter l’état de nature au profit de l’état civil relève de l’inéluctabilité ou bien si la vie dans l’état de nature est possible, voire, souhaitable.
    Afin de répondre à cette question, nous verrons d'abord en quoi la culture est inéluctable. Pourtant, nous mettrons en question la possibilité de l'état de nature. Enfin, nous dirons que l'état civil est une exigence.

I / La culture est inéluctable.

    La question que pose l’exemple de Diogène est celle-ci : peut-on vivre sans culture ?

La question semble à première vue évidente : oui, étant donné qu’il y a des incultes.

Cependant, le terme « inculte » s’applique à la culture prise comme étant l’ensemble des connaissances qui distinguent les individus entre eux. Or, bien qu’il puisse y avoir des incultes en ce sens, la question est ici de savoir s’il existe des hommes sans culture, c’est-à-dire des hommes qui en seraient resté à l’état de nature, des sauvages. Le « passage » de l’état de nature à l’état civil est-il nécessaire ?

Diogène semble revendiquer la possibilité de vivre sans culture, c’est-à-dire selon sa seule nature. Il vit donc comme un animal.

Pourtant, vit-il réellement sans culture ? Ne vit-il pas dans une amphore brisée, amphore qui a été produite par les hommes ? Un homme qui voudrait se rendre à son animalité serait contraint, du fait de la faiblesse de la nature humaine, de fabriquer des outils, ne serait-ce que pour aller chasser ou pour cueillir ce que la nature lui offre. Ainsi, le « passage » de l’état de nature à l’état civil, au monde de la culture se fait, pour ainsi dire, naturellement. La culture est donc nécessaire :

« L’homme par nature n’est pas une biologie, un corps et un cerveau auquel il suffirait d’ajouter une pincée de culture, de parole et l’âme pour faire jaillir la condition humaine. L’homme est par nature un être de culture. »
Boris Cyrulnik, L’Ensorcellement du monde

Si l’on considère ce que rejette ici Boris Cyrulnik, si l’homme n’était qu’une « biologie, [qu’] un corps et un cerveau auquel il suffirait d’ajouter une pincée de culture, de parole et l’âme pour faire jaillir la condition humaine », alors on pourrait, de manière hypothétique, faire de tout être vivant un être de culture à l’image de l’homme. Or, il y a bien une différence d’essence, et non de degré, entre l’homme et l’animal. Ce qui fait la particularité de l’homme qui le différencie essentiellement de l’animal, c’est que l’homme est « par nature un être de culture ». Il dispose de la parole de manière libre alors que l’animal ne peut que se contenter d’émettre des sons pour échanger des informations. Un de mes professeurs disait qu’il suffit d’un larynx pour émettre des bruits mais qu’il faut une âme pour émettre du sens réfléchi. L’homme a une âme. L’âme peut s’entendre ici en deux sens :
  • L’âme cartésienne, c’est-à-dire que l’homme dispose d’une faculté de réflexion.
  • L’âme religieuse qui sera jugée le jour du Jugement Dernier.
L’animal ne peut réfléchir à ses actes, que ce soit avant, pendant, et après. Il ne fait que réagir. Il ne dispose que de son instinct. Il n’a donc pas d’âme au sens cartésien. (Il n'a pas non plus d'âme au sens religieux.)  Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est ici la raison, le logos qui est à la fois parole et raison. L’animal n’atteindra jamais ce stade car il y a entre l’homme et l’animal une différence de nature. La différence entre l’homme et l’animal est radicale : tandis que l’homme est libre, l’animal est soumis à sa nature nécessitante.
La spécificité de l’homme qu’est la raison s’entretient afin de la porter à l’entéléchie, c’est-à-dire à son plus haut degré d’efficience. Ainsi, il faut cultiver ce qui fait la culture :

« employer toute ma vie à cultiver ma raison »
Descartes, Discours de la méthode, III : « Quelques règles de morale tirées de la méthode », Classiques Larousse, Page 33

Ainsi, afin de répondre à la question, nous pouvons dire que le passage de l’état de nature à l’état civil est nécessaire. « L’homme est par nature un être de culture. ».

II / Un état de nature impossible ? :

    L’homme, étant « par nature un être de culture », conserve-t-il alors le moindre comportement que l’on pourrait qualifier de « naturel » ? Qu’est-ce qui est naturel chez l’homme ?
Mis à part nos besoins qu’il nous faut satisfaire, nombre de nos comportements sont considérés comme naturels alors qu’ils ne le sont pas :

« Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler table une table. »
Merleau-Ponty (1908 – 1961), La Phénoménologie de la perception

En effet, la colère ou l’amour peut s’exprimer de bien des manières, comme il y a bien des langues sur la Terre. Le cri et le baiser sont donc conventionnels, culturels, et non naturels. Il en va de même pour les pleurs : alors qu’ils sont signes de tristesse et/ou de désespoir en Occident, chez certaines tribus, les pleurs sont la manifestation de l’accueil de l’étranger. Il en va encore de même en ce qui concerne les couleurs : alors que le deuil se porte en noir en Occident, il se porte en blanc dans d’autres parties du monde. Il y a donc une certaine relativité des pratiques culturelles au lieu où elles sont et aux individus qui les réalisent :

« Autant de têtes, autant d’avis. »
Montaigne

Ainsi, il y a toujours un univers social caractérisé par un réseau complexe d’usages, d’habitudes et d’attitudes conservés par la tradition qui varie selon les lieux et les individus :

« Les techniques de chasse du Bushman sud-africain, la croyance de l’Indien nord-américain dans la sorcellerie, la tragédie grecque de l’Athénien sous Périclès [-495 ; -429], la dynamo électrique de l’industrie moderne, sont tous sans distinction des éléments de culture à part entière … De ce point de vue, tous les êtres humains, ou du moins tous les groupes humains, ont une culture, bien que leurs différences puissent être considérables et leurs degrés de complexité très inégaux. Pour l’ethnologue, il existe de nombreux types de culture et une variété infinie d’éléments de culture, sans qu’il leur associe jamais aucun jugement de valeur. »
Sapir

La culture signifie l’acquis social, quel qu’il soit.
La consommation de viande, par exemple, qui semble a priori naturelle pour l’homme, n’est en réalité que culturelle. Des représentations culturelles viennent se greffer à la consommation de cette viande. En effet, consommer de la viande, c’est, pour l’homme, pour le mâle anciennement chasseur, le moyen d’exprimer sa virilité peut-être perdue, ou, du moins, moins visible du fait du progrès vers l'égalité homme-femme. Sur le plan socio-économique, en Chine, manger de la viande, notamment des hamburgers, est un signe extérieur de richesse. Et même au-delà de ces représentations culturelles, la consommation de viande est, dans son ensemble, un produit culturel, un comportement artificiel (et non naturel) de l’homme. En effet, l’homme pourrait être un herbivore, un végétalien, sans avoir de carence alimentaire.  
Outre ces différences entre les cultures, Sartre va plus loin en niant l’existence même d’une nature humaine. L’homme serait alors définitivement être de culture en n’ayant rien de naturel. L’homme ne serait donc pas un animal : il serait uniquement homme, c’est-à-dire homme culturel. Sartre inscrit son projet de nier la nature humaine dans l’expression de son athéisme :

« Il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. »
Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1945

L’existence même d’une nature humaine est insupportable pour Sartre qui rejette toute forme de déterminisme. Que l’homme soit soumis à une nature, et, pire, à une nature créée par Dieu, prive, selon lui, l’homme de sa liberté (au moins du point de vue absolu qui serait celui de Dieu). L’homme ne serait plus dans la contingence (qui est le contraire de la nécessité) mais il serait contraint de suivre ce que lui dicte la nature, c’est-à-dire, indirectement, Dieu. Or, pour Sartre, l’Homme est essentiellement une liberté inscrite dans la contingence. L’existentialisme est donc une revendication de la contingence contre tous les déterminismes. L’existentialisme est ici un humanisme athée qui oppose la liberté humaine dans l’existence au nécessitarisme de la nature et/ou de Dieu. Ainsi, il ne semble pas y avoir de nature humaine, du moins chez Sartre. Par là même, il n’y aurait donc pas de sauvages, de barbares, de sans culture. Le sauvage ne serait alors qu’un mythe.

III / L'état civil est une exigence.

    L'état civil n'est pas seulement inéluctable, il est également souhaitable. En effet, cela nous permet de ne pas sombrer dans la « guerre de chacun contre chacun » (Hobbes).


  • La culture est-elle la technique ?

    Nous avions parlé des outils qui étaient nécessaires à l’homme pour se défendre dans la nature, ce qui faisait de l’homme un être naturellement culturel.
Pourtant, la culture peut-elle être associée à la fabrication d’outils ? La question semble légitime car l’expérience a pu montrer que des animaux comme des singes sont capables de fabriquer des outils sommaires. La culture ne serait alors pas le propre de l’homme ?
Or, la culture ne peut être assimilée à la technique. En effet, comme nous l’a montré la pensée sartrienne, ce qui est culturel est nécessairement du ressort de la contingence, et non de celui de la nécessité, qu’elle soit naturelle et/ou divine. Ainsi, il ne peut y avoir de culture du nécessaire.
    La question est alors de savoir si cette affirmation selon laquelle il ne peut y avoir de culture du nécessaire est vraie ou bien s'il est possible de penser un lien entre culture et technique.
    Afin de répondre à cette question, nous verrons d'abord en quoi la sphère culturelle est imperméable à la technique. Cependant, nous tenterons tout de même de penser la possibilité d'une culture technicienne. Enfin, nous verrons qu'associer culture et technique constitue un problème de représentations du monde, et, peut-être, de générations différentes.

I / Culture / Technique :

    La nécessité, c’est ce qui est du ressort de la nature, des lois de la nature.
Or, l’homme reste libre dans le monde de la culture. Il n’est soumis qu’à sa propre volonté. Ainsi :

«     La technique et la science ne peuvent constituer une authentique culture, car elles présentent leurs solutions comme nécessaires sans laisser de place à une liberté de choix entre des possibles ; une véritable culture est toujours symbolique et traditionnelle, enracinée dans une histoire et un lieu particuliers.
La technique est donc antihumaniste ; la seule issue est dans le retour à la tradition,  à la civilisation du symbole et du verbe, nommément la culture chrétienne. »

Gilbert Hottois, « La technoscience : entre technophobie et technophilie. »

Gilbert Hottois définit ici la culture par le symbole, la tradition, et par les racines historiques et géographiques. En effet, la culture anglaise n’est pas la culture française. Il y a également des différences culturelles, parfois amusantes, entre différentes régions d’un même pays. Ainsi, contre le nécessitarisme de la technique et de la science, Hottois en appelle à un retour à la culture au sens de tradition et de symbole qui laisse libre l’imagination et la pensée : la Parole (divine) contre les normes techniciennes. Hottois défend ici la culture chrétienne mais cela pourrait s’appliquer à d’autres cultures, voire, à toutes. Ainsi, la culture semble s’opposer à la technique. La culture serait contingente et libre, tandis que la technique et la science seraient implacablement nécessaires. Ainsi :

« Une culture technicienne est essentiellement impossible. (…) C’est un abus […] de non-sens. »
Ellul (1912 – 1994), Le bluff technologique, 1988 


II / La culture technicienne :

    Pourtant, une culture technicienne semble envisageable pour Simondon (1924 – 1989) :

« c’est la culture qui doit incorporer les ensembles techniques en connaissant leur nature, pour pouvoir régler la vie humaine d’après ces ensembles techniques. La culture doit rester au-dessus de toute technique, mais elle doit incorporer à son contenu la connaissance et l’intuition des schèmes véritables des techniques. »
Simondon, Du mode d’existence des objets techniques

Cette culture qui est au-dessus de la technique n’est donc pas assimilable aux techniques elles-mêmes. Cette culture, c’est la raison, le logos proprement humain. La culture n’est donc pas la technique mais une culture qui intègre la technique reste envisageable, et, pour Simondon, souhaitable. Pour qu’une telle intégration de la technique par la culture ait lieu, il faudrait que la culture traditionnelle analyse ce qu’est véritablement la technique pour la comprendre. Rien que le fait d'associer la technique aux outils comme nous l’avons fait naïvement occulte toute l’analyse heideggérienne de la technique qui en fait une entité autonome. La technique est une réalité qui s’autonomise et qui régit nos vies sans que l’on en ait particulièrement conscience. Tout se pense sur le mode technique. Il s’agit d’être performant, efficace, d’avoir une machine corporelle en bon état, et d’interagir intelligemment avec autrui en société, comme le font les rouages d’une machine bien huilée. La culture classique semble dépassée face à l’autonomisation de la technique :

« La culture traditionnelle, à dominante littéraire, qui continue de former les élites, n’est plus appropriée pour l’assimilation et la régulation sociales de l’univers technoscientifique contemporain. Elle inclut des représentations de la technique et du rapport de l’homme au monde naturel et technique dépassées, comme, par exemple, la représentation de la technique sous la forme d’une gigantesque boîte à outils, alors que la technique s’est faite de plus en plus […] systémique et englobante. L’incapacité de la culture dominante à intégrer la technoscience contemporaine engendre une série d’effets pernicieux : résistances, dysfonctionnements, sentiments d’aliénation et d’angoisse, dont la technophobie constitue une expression. Cette incapacité entraîne une dissociation entre ceux qui savent et tous les autres technoscientifiquement incompétents. La dissociation conduit, d’une part, à la prolifération chaotique de techniques qu’aucune culture commune ne vient plus réguler ; d’autre part, à un repli réactionnaire de la culture traditionnelle, qui s’autonomise aussi, dans la mesure où elle n’est plus en prise sur la réalité technoscientifique. »
Gilbert Hottois, « La technoscience : entre technophobie et technophilie. »

Le « repli réactionnaire » prend par exemple la forme du rejet des smartphones chez certains anciens.
Il faudrait alors révolutionner la culture classique afin qu’elle intègre en son sein la technique. Pour ce faire, il faut d’abord comprendre ce qu’est la technique. Cela évitera un rejet irréfléchi de la technique et de ses productions, ainsi qu’un repli identitaire réactionnaire qui est une manifestation de l’angoisse de la rencontre avec l’extérieur. La culture n’est donc pas la technique mais la culture doit se rendre technicienne. La culture doit intégrer la technique.

III / Un clivage générationnel :

    Il y a donc une séparation qui s'opère entre les techniciens et les technophobes. 

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