mercredi 19 mars 2014

L'art nous détourne-t-il du réel ?

  • L’art nous détourne-t-il du réel ?

Introduction :

Distinction conceptuelle :

    L’art peut se comprendre de deux manières : d’une part, il y a l’artisanat, et, d’autre part, la création artistique comme la poésie par exemple.
L’art comme artisanat est compris comme une technique destinée à produire des objets.

Prise de position écartant un aspect de la définition :

Il ne semble pas justifié d’affirmer que l’art comme technique artisanale nous détourne du réel. En effet, en quoi la menuiserie peut-elle nous éloigner du réel ? Certes, l’artisanat transforme le réel, la matière première. Cependant, la transformation ne constitue pas un détournement de notre regard sur la réalité. En effet, bien que la réalité soit transformée, cette réalité subsiste tout de même, sous de nouvelles formes. Si l’art comme artisanat nous détourne du réel, cela serait plutôt en ses objets produits. Il nous faudra alors savoir si les objets produits par l’artisanat nous détournent d’une réalité non sensible mais intelligible.

Sous-entendu du sujet :

La création artistique, quant à elle, pose d’autres problèmes. Se détourner du réel consiste à ne plus être attentif à la réalité mais à un avatar de cette réalité. Se détourner du réel, c’est se rapprocher de l’irréel : c’est croire (et non savoir) que l’irréel est le réel véritable (c’est en cela que consiste l’illusion). Or, cette illusion n’est-elle pas la finalité même de la création artistique ? L’art réaliste cherche, par exemple, à se substituer au réel. Cet objectif de la création artistique atteint le paroxysme dans l’art du trompe-l’œil.


Contre-argument :

Cependant, la création artistique n’est pas essentiellement réaliste. En effet, d’autres mouvements artistiques ne cherchent pas à imiter le réel pour se substituer à lui mais visent l’expression la plus sincère d’un sentiment par exemple. L’art ne nous détournerait alors pas du réel : au contraire, il serait la voie privilégiée d’accès à une réalité indicible autrement que par la création artistique.

Problématique :

    La question est alors de savoir si la création artistique (et artisanale) a pour finalité essentielle d’imiter le réel en vue de se substituer à celui-ci, et, par là, de faire illusion, ou bien si l’art des artistes peut consister en d’autres choses, d’autres formes d’expression qui, au contraire, nous rapprocheraient de la réalité.

Annonce de plan :

    Afin de répondre à cette question, nous devrons comprendre en quoi la création, artistique et artisanale, peut nous éloigner du réel en formant une illusion nous séparant de la réalité. Cependant, nous étudierons d’autres types d’art qui, au lieu de nous divertir de la contemplation de la réalité, permettent un accès privilégié à celle-ci. Enfin, nous verrons que ces deux points de vue portés sur l’activité artistique dépendent d’orientations artistiques qui diffèrent selon les artistes.

I / La création artistique a pour finalité de se substituer au réel :

A / Le réalisme et le trompe-l’œil :

  1. L’anecdote de Zeuxis :

« On dit encore que Zeuxis peignit plus tard un enfant qui portait des raisins : un oiseau étant venu les becqueter, il se fâche avec la même ingénuité contre son ouvrage, et dit : « J’ai mieux peint les raisins que l’enfant ; car si j’eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur. ». »
Pline l’Ancien, Histoires Naturelles, XXXV

« Parrhasius. Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter ; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis. »
Ibid.

  1. Le réalisme :

Flaubert, Madame Bovary

Flaubert, poussant l’identification à son personnage jusqu’à son paroxysme, va jusqu’à dire : « Madame Bovary, c’est moi ! ». Nous percevons ici la volonté de l’artiste de faire passer une œuvre romanesque et romancée pour la réalité de l’existence.

  1. Le naturalisme :

Zola

Zola, au sein de ses romans, décrit avec minutie des paysages ou des détails de la vie et de la ville moderne (lire Le ventre de Paris). Les descriptions de Zola sont semblables, par moments à des observations de scientifiques. Il cherche à nous mettre face à la réalité par des mots.

  1. La perspective :

La technique de la perspective utilisée par certains artistes, notamment ceux de la Renaissance, montre l’intention de ces artistes de faire illusion. En considérant le point de vue du spectateur, un bâtiment peint avec un effet de perspective donne l’illusion de la profondeur.
La technique au service de l’illusion est également présente en sculpture : les proportions ne sont pas respectées pour les statues des temples antiques par exemple pour donner l'illusion de la réalité.
L’impressionnisme, avec ses jeux de reflets, cherche à rendre le monde tel que nous le percevons. En cela, ce mouvement artistique, dont Monet est l’un des chefs de file,  s’inscrit encore dans la conception de l’art comme imitation du réel :

« En fait, comme le montre également Gombrich, la tradition qui conçoit vers une plus grande exactitude de la vision s’étend jusqu’à Turner ou aux impressionnistes qui prétendaient reproduire l’ « image perçue par la rétine » (E.H. Gombrich, L’art et l’illusion, Page 33) : « Les impressionnistes, au fond, continuaient à admettre les idées traditionnelles depuis la Renaissance sur le véritable but de l’art. Eux aussi, voulaient peindre la nature telle qu’elle nous apparaît ; leur conflit avec les tenants du conservatisme portait sur les moyens d’y parvenir ; il ne mettait pas en cause le fond du problème. L’étude impressionniste des reflets, la recherche d’une plus grande liberté de la touche tendaient à réaliser une illusion encore plus parfaite de l’impression visuelle. » (E.H. Gombrich, Histoire de l’art, Pages 427 – 428) »
Jean-Pierre Cometti, Art, représentation, expression, « La représentation. », Pages 31 – 32

B / La création de « simulacres » (Platon) :

  • Les trois degrés de réalité : les trois lits.

  • L’allégorie de la Caverne.

  • La condamnation des produits de l’artisanat en tant que choses sensibles s’éloignant de l’unité de l’Idée, de la réalité intelligible.

C / L’intention de l’artiste :

  • Montrer qu’il s’agit d’un véritable projet artistique : l’artiste n’a pas pour objectif de donner à voir le vrai lorsqu’il nous donne à voir une illusion même vraisemblable.
Transition :

L’art, que l’on considère les produits de l’artisanat ou les productions artistiques, semble donc être essentiellement un divertissement volontaire de la réalité au profit de ce que nous donne à voir l’artiste. L’œuvre de l’artiste est alors si vraisemblable que le spectateur naïf pourrait la prendre pour la véritable réalité qu’elle prétend être.

Pourtant, l’art pourrait consister en d’autres choses qu’en cette volonté de tromper le spectateur. L’art ne serait-il pas alors le moyen privilégié d’accéder à la réalité qui, autrement, nous échapperait ?

II / La création artistique est le moyen privilégié d’accéder au réel :

« Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. »
Bergson, Le Rire

« Qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnelles et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. »
Ibid.

A / L’expressionnisme :

L’art fait passer des sentiments de manière sincère et, surtout, universelle.

  • Munch, Le cri :


La peur. L’angoisse.

« D’une façon générale, le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain. »
Hegel, Esthétique

Ici, nous sommes sur le mode intuitif, et non discursif. La discursivité est propre aux projets démonstratifs : l’art ne démontre pas, il montre.

B / L’art et le monde :

  1. Comprendre le monde par l’art :

 « L'art, c'est la plus sublime mission de l'homme, puisque c'est l'exercice de la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire comprendre. »
Rodin

  1. Comprendre un monde en désordre, un monde chaotique :

« Le désordre du monde, voilà le sujet de l’art. Impossible d’affirmer que, sans désordre, il n’y aurait pas d’art, et pas davantage qu’il pourrait y en avoir un : nous ne connaissons pas de monde qui ne soit pas désordre. Quoi que les universités nous susurrent à propos de l’harmonie grecque, le monde d’Eschyle était rempli de luttes et de terreur, et tout autant celui de Shakespeare et celui d’Homère, de Dante et de Cervantès, de Voltaire et de Goethe. Si pacifique que parût le compte rendu qu’on en faisait, il parle de guerres, et quand l’art fait la paix avec le monde, il l’a toujours signée avec un monde en guerre. »
Brecht, Notes sur Shakespeare

C / L’art spirituel et mathématique :

  • Kandinsky :

L’art permet d’accéder aux vérités mathématiques autrement que par la démonstration.

Transition :

L’art peut donc être considéré, non comme un divertissement qui nous éloignerait (sciemment ou non) de la réalité, mais comme un moyen singulier d’accéder à une réalité inatteignable autrement telle que la réalité d’un sentiment, celle de l’ordre (ou du désordre) du monde, ou encore celle des réalités mathématiques. Ces deux regards portés sur l’art dépendent, nous l’avons vu, du regard que les artistes portent sur leur propre activité.
Cependant, ces deux définitions de l’art ne dépendent-elles que de la volonté des artistes de mettre en œuvre telle ou telle considération philosophique à propos de l’art ? Définir l’art, soit comme illusion, soit comme accès à la vérité, n’a-t-il pas à voir avec la nature même de l’Homme qui serait, soit portée de manière irrésistible à s’illusionner, soit, au contraire, toujours tendue vers la vérité ?

III / De la nature humaine :

A / La nature imitative de l’Homme :

L’Homme a naturellement tendance à imiter, comme les enfants lors de leurs apprentissages :

« L’homme désire naturellement imiter. »
Aristote, Poétique

L’Homme aurait également toujours tendance à s’illusionner. En effet, n’est-ce pas plus rassurant sur le plan psychologique de vivre dans un monde d’illusions qui nous plaisent que dans la réalité à laquelle il nous faut s’adapter ? Les illusions constitueraient alors une sorte de barrière psychologique destinée à nous protéger du réel.

B / L’Homme veut accéder à la réalité :

C / Condamnation ou promotion de l’art ?

  • Prise de position

Conclusion :

    Afin de répondre à la question, nous pouvons maintenant dire que la création artistique nous détourne ou nous rapproche du réel en fonction des différentes conceptions que l’artiste se fait de son art. L’art est soit illusoire, soit il cherche à saisir la réalité d’une manière qui lui est propre. L’art est alors soit condamné, soit promu au rang de l’unique moyen d’accéder à la réalité des choses. Ainsi, tout art ne nous détourne pas du réel : un certain type d’art permet, au contraire, de l’atteindre. 

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