mercredi 19 mars 2014

La quête de vérité

Atteindre son Idée, c’est atteindre le mode de vie véritable que l’on peut définir par l’état attentif. Le lieu des Idées est celui de la vérité. La vérité peut être définie par l’adéquation entre nos représentations et la réalité des choses du monde. Nos représentations et les énoncés qui en découlent sont susceptibles d’être vrais ou faux. La vérité est le fait d’attribuer un prédicat à un sujet qui correspond à l’état effectif du sujet. Une proposition est vraie lorsqu’elle décrit la chose telle qu’elle est effectivement. La vérité, c’est l’adéquation de l’esprit à la chose :

« On définit la vérité par la conformité de l’intellect et du réel. »
Saint-Thomas d’Aquin (1224, 1225 – 1274), Somme théologique, 1266

« Qu’est-ce que la vérité ? La conformité de nos jugements avec les êtres. »
Diderot (1713 – 1784), Discours sur la poésie dramatique, 1758

« Le vrai, […] un jugement vrai, est ce qui est en accord, ce qui concorde. »
Heidegger (1889 – 1976), De l’Essence de la vérité, 1943

Cette adéquation est valable en science. En effet, lorsque l'on connaît scientifiquement une chose, la connaissance qu'on en a correspond à ce qu'elle est effectivement. Ainsi :

« La science connaît les choses comme elles sont. »
Aristote

« La vérité scientifique, objective, est exclusivement la constatation de ce que le monde […] est en fait. »
Husserl (1859 – 1938), La Crise des sciences européennes et la philosophie transcendantale

Le discours vrai traite de la nécessité, de ce qui ne peut être autrement qu'il n'est. Les discours logiques et mathématiques traitent d'objets nécessaires, non contingents, non variables. 2 + 2 sera toujours égal à 4, peu importe les circonstances.

  1. La réminiscence :

Atteindre la vérité, pour Platon, c'est se ressouvenir des connaissances que notre âme avait avant sa chute et son mélange avec le corps. Cette chute de l'âme provoque l'oubli de toutes les connaissances et notre vie de chercheur consiste alors à chercher à pratique la réminiscence ou anamnèse pour se ressouvenir de ce que nous savions avant notre naissance corporelle.

  1. La méthode cartésienne :

Un autre mode d’accès au réel que le mode platonicien est le doute méthodique cartésien. Il s’agit, d’une certaine manière comme chez Platon, d’une mise à l’épreuve des opinions afin de parvenir à une vérité indubitable. Le doute est ici provisoire. Il a pour fonction de séparer les opinions des savoirs pour permettre d’asseoir sur des bases inébranlables l’édifice des sciences. Descartes commence donc sa quête de vérité par le doute pour déstabiliser ce qui serait du domaine de l'opinion (et non de la connaissance assurée) :

« je réputais presque pour faux tout ce qui n’était que vraisemblable. »
Descartes, Discours de la méthode, I, Classiques Larousse, Page 19

« Je pensai qu’il fallait […] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. »
Ibid., Discours de la méthode

« Le premier [précepte de la méthode] était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle. »
Ibid.

« Descartes voulant couper tout d’un coup la racine de tous les préjugés commença par tout révoquer en doute, tout soumettre à l’examen de la raison. »
Rousseau, Lettres morales, 1758, Lettres à Sophie, Lettre 3


Objection : Le solipsisme :

Cependant, ce doute au sujet de nos opinions devient hyperbolique. Il est extrapolé jusqu’au solipsisme. Il s’agit d’une doctrine philosophique qui affirme que je n’ai jamais affaire aux choses elles-mêmes mais que j’ai seulement accès à mes représentations des choses. Selon Kant (1724 - 1804), ce rapport représentatif au monde, qu’Husserl nomme « intentionnalité », nous empêche d’accéder aux choses en-soi car il est empreint de catégories, de concepts qui agissent comme des filtres entre nous et le monde. Selon la position solipsiste, rien ne m’assure que le monde soit bien conforme à ce que je m’en représente. Rien ne m’assure que le monde […] existe tel que je le crois être. Ici, il n’y a que le « pour-soi » (Hegel (1770 - 1831) ; Marx (1818 – 1883) ; Sartre (1905 – 1980)) absolutisé qui conduit au solipsisme qui consiste à croire que l’ensemble de notre environnement ne soit que représentations de notre esprit. Le véritable solipsiste doute de l’existence réelle des choses : tout ce qui nous entoure ne serait-il pas pur produit de notre esprit ?

« pour ce qui regarde les idées qui me représentent d’autres hommes, ou des animaux, ou des anges, je conçois facilement qu’elles peuvent être formées par le mélange et la composition des autres idées que j’ai de moi-même, des choses corporelles et de Dieu, encore que hors de moi il n’y eût point d’autres hommes dans le monde, ni aucun animal, ni aucun ange. »
Descartes, Méditations métaphysiques, 1661, III, GF, Page 113

Ce que nous appelons à tort perception ne serait que combinaison et recombinaison de nos idées. Ainsi, même si le monde n'existe pas, je crois le percevoir. Ainsi, tout ce que je crois percevoir n'est peut-être pas réel. Tout ce que je puisse en dire, c'est qu'il s'agit d'ob-jets, de pro-jections de mon esprit. Ainsi :

«     Cette femme que je vois venir vers moi, cet homme qui passe dans la rue, ce mendiant que j’entends chanter de ma fenêtre sont pour moi des objets, cela n’est pas douteux. Ainsi est-il vrai qu’une, au moins, des modalités de la présence à moi d’autrui est l’objectité. »
Sartre, L’être et le néant, 1943, III, IV, tel, Page 292

« Les autres, ce sont des formes qui passent dans la rue, ces objets »
Sartre

C'est mon esprit qui attribue une réalité à l'autre que je croise dans la rue. Or, notre esprit peut être dans l'erreur. En effet, ce qui me semble être un passant n'est peut-être qu'un robot, qu'un automate :

« que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? »
Descartes, Méditations métaphysiques, II, Page 89

Ainsi, je peux vivre dans l'illusion sans nécessairement en avoir conscience. Descartes, en remettant tout en doute, cherche à sortir de cette possible illusion en établissant une réalité comme étant indubitable.

  1. L'argument du rêve :

De plus, un autre argument solipsiste consiste à dire que rien ne nous prouve que nous ne sommes pas en train de rêver :

« Je ne sais si ce que j’appelle veiller n’est peut-être pas une partie un peu plus excitée d’un sommeil profond ; et si je vois des choses réelles, ou si je suis seulement troublé par des fantaisies et par de vains simulacres. »
Bossuet (1627 – 1704), Sermon sur la mort, 1662

Descartes dit qu’il se pourrait que toute ma vie ne soit qu’un « songe bien lié ». 
Cet argument est, par exemple, repris dans le film The Matrix ou dans le film Inception.

  1. Le malin génie :

Un troisième argument solipsiste consiste à dire que rien ne nous prouve qu’il n’existe pas un dieu trompeur, un malin génie qui ait mis en moi des représentations erronées, c’est-à-dire inadéquates avec la réalité des choses du monde. Ce malin génie viendrait nous tromper :

« il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose d’encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. »
Descartes, Méditations métaphysiques, I, Page 65

«     Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. »
Ibid., Pages 67 à 69


  1. La suspension du jugement :

L’unique solution restante à Descartes est la suspension du jugement qui était déjà pratiquée par les sceptiques antiques qui rejetaient notre possibilité même d’atteindre la connaissance :

 « il est nécessaire que j’arrête et suspende désormais mon jugement sur ces pensées, et que je ne leur donne pas plus de créance, que je ferais à des choses qui me paraîtraient évidemment fausses »
Descartes, Méditations métaphysiques, I, Page 65


Contre-objection : le réalisme.

Certains, comme Sartre, veulent nier la pertinence de l’hypothèse solipsiste. Pour eux, les réalistes, le monde qui nous entoure existe réellement. Il n’est pas pure production de notre esprit :

« La conscience n’a pas créé le monde. »
Sartre

 « On rencontre autrui, on ne le constitue pas. »
Ibid.


Pourtant, la défense de la réalité engagée par Sartre ne semble être qu’une déclaration de principes. En effet, quel argument pertinent se trouve dans cette simple négation du solipsisme ? Aucun.

  1. Dieu :

Pour échapper au solipsisme, Descartes, à la suite de son doute hyperbolique au début de ses Méditations métaphysiques, est contraint d’en appeler à Dieu. Dieu est alors le garant de l’existence réelle du monde. Selon Descartes dans sa Vème Méditation métaphysique, Dieu garantit le monde :

Descartes, Méditations métaphysiques, V : « De essentia rerum materialium ; et iterium de Deo, quod existat. (De l’essence des choses matérielles ; et, derechef de Dieu, qu’il existe.) », GF, Page 157

Dieu étant parfait, Il ne peut être trompeur : il ne peut être le malin génie. Dieu est ici le garant de la réalité.

  1. Le « cogito » :

Pourtant, même sans le recours à Dieu, nous sommes capables d’accéder à une vérité indubitable : celle de notre existence. En effet, si le point de départ de la méthode cartésienne de recherche de la vérité consiste en un doute méthodique, il faut bien qu'il y ait un sujet, une conscience, et, ainsi, une existence, qui doute, qui remette en question ce qui n'est que vraisemblable. Descartes peut douter de tout sauf du fait d'être une conscience qui doute. Ainsi, pour asseoir une vérité indubitable, Descartes établit la démonstration suivante : si je pense (si je doute devrait-on dire ici), alors je suis, j'existe. La réalité de son existence résiste donc à son doute méthodique. L'existence est donc la première représentation vraie que l'on puisse atteindre. La démonstration cartésienne de son existence est traditionnellement condensée dans la célèbre formule de Descartes : « cogito ergo sum (je pense, donc je suis) ». Ce que l'on nomme de manière synthétique le « cogito », qui désigne la conscience d'un être pensant subjectif, est donc la certitude première qui est le modèle de toute vérité.

  • L'immatérialité :

Ce « cogito », c’est l’âme incorporelle. L’âme est incorporelle car elle est certaine, tandis que le corps, lui, est sujet au doute. L'âme est alors, selon la logique cartésienne, une substance absolument distincte de la corporelle :

« notre âme […] est une substance distincte du corps »
Descartes, Description du corps humain

« je connus de là que j’étais une substance […] qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle ; en sorte que ce moi, c'est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps […]  et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. »
Ibid., Discours de la méthode, IV, Classiques Larousse, Page 38
  
« la nature intelligente est distincte de la corporelle »
Ibid., Page 40

« elle ne peut aucunement être tirée de la puissance de la matière »
Ibid., V, Page 58

« il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. »
Ibid., Méditations métaphysiques, VI, GF, Page 189

« elle est une substance entièrement distincte du corps ; car, examinant ce que nous sommes, nous qui pensons maintenant qu’il n’y a rien hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connaissons manifestement que, pour être, nous n’avons pas besoin d’extension, de figure, d’être en aucun lieu, ni d’aucune autre telle chose qu’on peut attribuer au corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons ; et par conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu’elle est plus certaine, vu que nous doutons encore qu’il y ait au monde aucun corps, et que nous savons certainement que nous pensons. »
Ibid., Principes de la philosophie, 1644, I, 8 : « Qu’on connaît aussi la distinction qui est entre l’âme et le corps. »

 « A cause que c’est l’âme qui voit, et non pas l’œil, […] de là vient que les frénétiques, et ceux qui dorment, voient souvent, ou pensent voir, divers objets qui ne sont point pour cela devant les yeux. »
Ibid., La Dioptrique, 1637

En prenant les exemples du frénétique et du rêveur, l'argument en faveur de la séparation radicale entre l'âme et le corps se renforce. En effet, si l'âme était corporelle, alors nous ne pourrions penser à rien sans percevoir quelque chose au moment où l'on pense. Or, nous sommes capables de penser sans percevoir durant notre pensée, comme le fait l'individu atteint de frénésie (forme de folie) et le rêveur qui pense à des choses qu'il ne perçoit pas actuellement. Il en va de même pour celui qui imagine. Cette capacité de l'âme humaine, indépendante de la perception, prouve, selon Descartes, l'incorporalité de l'âme.
Descartes n’est pas le premier à affirmer l’immatérialité de l’âme. En effet, la tradition platonicienne juge également l’âme comme étant immatérielle. Cette âme immatérielle est ce qui constitue notre identité :

« Je suis plus mon corps que mes vêtements et je suis plus mon âme que mon corps. »
Platon, Alcibiade

« la pensée ne peut être perçue par la vue. »
Ibid., Phèdre, 250 b – d, GF, Page 124

Plotin (205 – 270) s’inscrit dans la tradition platonicienne :

« Si donc penser, c’est percevoir sans se servir du corps, il faut à plus forte raison encore que l’être qui pense ne soit pas un corps. »
Plotin, Ennéades, IV, VII [2], 8, GF, Page 112
  
« elle est incorporelle. »
Ibid., 8, 2, Page 116

« l’âme n’est ni comme un souffle ni comme un corps. Mais que l’âme ne puisse être qualifiée de « corps », cela a été rappelé par d’autres avec d’autres arguments, et ces arguments suffisent. »
Ibid., 8, 3, Page 117

(Plotin critique ici le sens médical du terme « âme » qui, en grec (anima), désigne ce qui anime le corps, ce qui le met en mouvement et qui est traditionnellement représenté comme un souffle. On retrouve cette référence au souffle de vie dans la Bible :

« Yahvé Dieu modela l'homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l'homme devint un être vivant. »
Genèse, 2, 7)

« Elle est une réalité qui ne reçoit pas son être du fait de s’établir dans un corps, mais qui est avant même d’appartenir à ce corps : par exemple, chez un vivant, ce n’est pas le corps qui engendrera l’âme. »
Plotin, Ennéades, IV, VII [2], 8, 5, Page 120

(On retrouve ici toute la doctrine platonicienne de la réminiscence (ou anamnèse).)

« Elle est une substance qui ne doit pas son être à ce qu’elle est logée dans un corps, mais qui existe avant d’être l’âme de tel animal […]. Quelle est donc son essence ? Si elle n’est […] corps […] si beaucoup de choses sont en elle et viennent d’elle, si elle est une substance en dehors du corps, qu’est-elle donc ? Evidemment ce que nous appelons une véritable substance. Car tout être corporel est un devenir et non une substance ; « il naît et périt ; il n’est jamais véritablement », il ne se conserve que par sa participation à l’être et pour autant qu’il y participe. »
Ibid., Ennéades

(Plotin, outre la doctrine platonicienne de la participation qu'il mobilise ici, rappelle la distinction établie par Platon entre l'éternité des êtres intelligibles qui est la nature même de l'âme et le devenir perpétuel des choses sensibles qui nous permet de dire qu'elles ne sont pas véritablement.)

« la vie et l’âme existent après la mort. »
Plotin

(L'âme étant par essence immatérielle, la mort du corps est un non événement dans la vie de l'âme. Ainsi, la mort corporelle n'est pas à craindre : la vie de l'âme se poursuivra dans l'intelligible.)

« Plotin choisit l’option « dualiste » : l’âme est différente du corps ; il y a une vie de l’âme qui est différente de la vie de nos organes. »
Jérôme Laurent, L’éclair dans la nuit, Introduction 

« Parfois, je prends congé de mon corps. »
Plotin

(Plotin, selon Porphyre, a connu des moments d'extase, c'est-à-dire des moments de sortie de son propre corps : une sorte d'élévation spirituelle qui nous libèrerait du devenir sensible.)

« L’âme peut […] être définie comme une réalité autarcique, qui n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour vivre et dont l’existence est entièrement indépendante de celle du corps. »
Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Notice à Plotin, Traités, 2 [IV, 7]

« une séparation tranchée de l’âme et du corps. »
Ibid.

« il faudrait enfin admettre, selon Plotin, que l’âme […] est la réalité incorporelle »
Ibid.

« le constat d’une altérité tranchée : l’âme est d’une « autre nature » que corporelle. Elle est, comme le répètent avec insistance les chapitres 9 à 12, une réalité divine (dépourvue d’imperfection), incorporelle et intelligible. »
Ibid.

«     En réfutant toutes les définitions de l’âme qui apparentent cette dernière au corps »
Ibid.

L'œuvre de Plotin n'est pas seulement doctrinale : elle est aussi polémique.
Même après Descartes, on continue de parler de l’immatérialité de la conscience :

« Nous penserons toujours, mais nous ne vivrons pas toujours ici. »
Leibniz (1646 - 1716), Correspondance avec Arnauld, Lettre XVIII de Leibniz au Landgrave (extrait), à Hanovre, dans la semaine du 28 novembre au 8 décembre 1686, Vrin, Page 151
  
« L’immatérialité de l’âme. »
Baudelaire, « Salon de 1846 », cité par Kostas Papaioannou (1925 - 1981), La Consécration de l’Histoire, 1984 (posthume)


Nuance : L'existentialisme contre le substantialisme.

Cette pensée, notamment platonicienne, plotinienne, et cartésienne, selon laquelle l'âme serait une substance immatérielle, une entité ayant son existence propre indépendamment de la matière, est vivement critiquée par l'existentialisme sartrien. Sartre critique notamment le fait de considérer l'âme comme une substance, comme une réalité autonome qui ne serait pas mêlé au corps qui vit. Sartre reproche à la tradition de n'avoir pas assez considéré le vécu, l'existence (d'où le terme existentialisme pour désigner la position de Sartre), ce qui a pourtant une influence non négligeable sur l'âme. Pour Sartre, la conscience n'est donc pas substantielle, autarcique, mais existence, vécu, toujours déjà prise dans le devenir perpétuel des choses :
  
« c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience. »
Sartre, Situations I, 1947


  • L'éternité :

Néanmoins, quelques soient les critiques que l'on puisse adresser à la tradition, il est essentiel d'en comprendre toutes les conséquences. Ici, l’âme, étant immatérielle, est jugée comme étant a-temporelle, éternelle : elle n'est pas soumise au devenir perpétuel, au temps, à la chronologie des événements. Elle est hors du temps :

« l’âme a sa vérité par-delà toute temporalité, au-delà de ce monde »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le sorcier, « L’homme aux yeux de taureau », Page 16

« Apparentée à l’éternité, l’âme […]. Apparentée à l’immuable et infracturable plénitude des pures essences »
Ibid., Page 88

Platon traduit l’éternité par la réincarnation : il pense que l'âme se réincarne en d'autres corps après la mort, suivant ainsi des cycles naturels :

Socrate : « Ce qu'ils disent [les poètes] c'est ceci […] : ils disent que l'âme de l'homme est immortelle et que tantôt elle rencontre une fin, ce qu'on appelle mourir, et tantôt revient à l'existence, mais que jamais elle n'est détruite. »
Platon, Ménon, 81b, Nathan, Page 48

« l'âme est immortelle et renaît plusieurs fois »
Ibid., c, Page 49

  • L'immortalité :

L’âme, étant immatérielle et donc éternelle, est nécessairement immortelle :

« L’immortalité de l’âme est une conséquence de son immatérialité. Son immatérialité est une conséquence de sa connaturalité avec l’éternité des idées. Cette connaturalité est une conséquence de la réminiscence. »
Nicolas Grimaldi, Socrate, le sorcier, Pages 70 – 71

(Ainsi, c'est parce que l'âme est immatérielle qu'elle est éternelle, et inversement : dans les deux cas, elle est alors nécessairement immortelle.)

« on est porté naturellement à juger de là qu’elle est immortelle. »
Descartes, Discours de la méthode, V, Page 59

« Il expose ainsi, dans les deux premiers chapitres, la thèse selon laquelle l’âme, qui est ce que nous sommes en propre, est immortelle. »
Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Notice à Plotin, Traités, 2 [IV, 7]

« la nature incorporelle, immortelle et intelligible de l’âme. Plotin retrouve alors la leçon platonicienne de la fin du Phédon (102a-105 e) comme de celle de la République (X, 608c-612a) : l’âme est essentiellement vivante et ne peut donc être sujette à la mort. »
Ibid.

  • De l'âme au corps :

On constate une certaine correspondance entre les volontés de notre âme immatérielle et les réactions de notre corps matériel. Par exemple, lorsque j'ai la volonté de lever mon bras, généralement, mon bras se lève. Ainsi, l’âme dirige le corps :

« L’âme est comme un pilote dans un navire. »
Platon

« L’âme est antérieure, tandis que l’harmonie est postérieure. C’est la réalité antérieure qui gouverne le corps, lui donne des ordres et le combat de multiples façons ; mais si elle était harmonie, l’âme ne pourrait pas faire cela. En outre, l’âme doit être une réalité, tandis que l’harmonie n’est pas une réalité. »
Plotin, Ennéades, IV, VII [2], 8, 4, GF, Page 117

(C'est l'âme qui rend le corps harmonieux pour Plotin.)

« Je suis donc fermement convaincu, et je pose pour fondement de toute ma doctrine, que le corps humain est simplement et naturellement organique, et qu’il est l’instrument ou l’officine de l’âme raisonnable. Devant être formé et conservé en vue des besoins de l’âme, le corps doit, sous tous les rapports possibles, être gouverné par des mouvements sagement proportionnés et directement analogues à une fin désirée, vers laquelle ils conspirent sans cesse. »
Georg-Ernst Stahl (1659 – 1734), Différence entre mécanisme et organisme

« le corps humain doit naturellement et nécessairement exister pour l’âme humaine ou raisonnable, et absolument non pour aucune autre chose. Le corps, par sa propre constitution tout organique, ne saurait avoir la moindre utilité réelle pour aucune autre substance que pour l’âme, par ces motifs que non seulement cette âme raisonnable se trouve intimement liée à ce corps, mais qu’encore elle agit par le moyen de ce corps à l’aide de la sensibilité, et quelle agit même sur lui en produisant en lui des mouvements locaux. »
Ibid., Distinction du mixte et du vivant
  
« C’est un fait assez connu que celui-ci ; les muscles suivent naturellement la pensée comme des chiens dociles ; je pense à allonger le bras et je l’allonge aussitôt. »
Alain (1868 - 1951), Propos sur le bonheur, 1925, II, 5 décembre 1912, Folio, Page 13


Cependant, cela n’est pas aisé :

« Notre corps nous est difficile »
Alain, Propos sur le bonheur, XVII / Gymnastique, 16 mars 1922, Folio, Page 49

Il y a ici différents degrés de difficulté pour que les volontés de l'âme passent dans le corps :
  • Notre corps peut n'être qu'engourdi.
  • Notre corps peut être paralysé.
Dans ces deux cas, la question est de savoir si c'est la communication entre l'âme immatérielle et le corps matériel qui est endommagée ou si c'est simplement le mauvais état du corps qui ne permet plus de rendre effective la réalisation de nos volontés.
Envisageons le cas d'un paralysé à cause d'un endommagement de sa moelle épinière : est-ce le corps qui ne répond plus à l'âme (et non au cerveau, étant donné que le cerveau reste du corporel) ou est-ce le moyen de communication entre l'âme et le corps (corps qui serait prêt à répondre) qui est hors-service ? Le fait que l'on puisse guérir de l'hémiplégie, bien que difficilement, nous incite à répondre que ce n'est que l'état du moyen de communication entre l'âme et le corps qui empêchait la réalisation de la volonté. On peut guérir d'une paralysie faciale, par exemple, à la suite d'une thérapie psychologique : les pouvoirs de l'esprit sur le corps sont manifestes. Il y a quelque chose d'encore indéfini qui est restauré et qui permet à nouveau de mettre en communication l'âme et le corps.
Cependant, dans d'autres cas, ce n'est que l'état du corps qui empêche la réalisation de la volonté. L'amputé, par exemple, a beau avoir la volonté que son bras se lève, il ne le pourra pas à cause de l'état de son corps. Il croira pourtant que son bras, alors absent, se lève : c'est le symptôme du membre fantôme. Cependant, si le corps médical parvient à lui greffer soit un nouveau bras, soit une prothèse, alors la volonté de l'âme de lever son bras pourra se réaliser. Le fait que la réparation du corps permette de restaurer la réalisation de la volonté montre bien que ce n'est que l'état du corps qui l'entravait, et non l'état du moyen de communication entre l'âme et le corps comme dans le cas de l'hémiplégique.

Dans tous les cas, et malgré toutes les difficultés que cela puisse poser dans certains cas, nous constatons que notre âme immatérielle a un effet sur notre corps matériel.
De la même manière, l'état de notre corps peut avoir des effets sur notre état psychologique. Par exemple, une personne malade peut avoir des pensées propres aux dépressifs.  
Or, si l’âme est absolument immatérielle, comment peut-elle avoir une influence sur la matière, sur le corps ? Qu'est-ce qui permet la communication entre l'âme et le corps, dans un sens comme dans l'autre ?

  • La glande pinéale :

Descartes propose la solution de la glande pinéale : il y aurait, dans le corps, une glande, dite pinéale, qui délivrerait des « Esprits Animaux », c'est-à-dire des fluides qui mettent en mouvement, des éléments délivrés dans le corps par la glande pinéale qui assureraient la réalisation de la volonté de l'âme immatérielle dans le corps. La glande pinéale serait la porte d'entrée de l'âme dans le corps. Cette glande pourrait être aujourd'hui associée à l'hypophyse qui délivre les hormones qui ont des effets dans le corps.


Objection : La glande pinéale reste corporelle. 

Cependant, cela n’est pas concluant car cette glande pinéale reste matérielle. En effet, comment l'âme peut-elle donner l'ordre à la glande pinéale de délivrer les « Esprits Animaux » ? Le problème de la communication entre l'âme et le corps reste alors irrésolu.
Jean-Pierre Changeux, dans L’homme neuronal, propose alors la solution matérialiste en disant que ce que nous appelons l’âme n’est en réalité que du cérébral, c'est-à-dire du matériel. Pour Changeux, la conscience n'est pas immatérielle mais est associée au cerveau. Cette solution matérialiste, c'est-à-dire qui nie toute réalité au spirituel immatériel et éternel, met de côté toutes les interrogations de la tradition qui portaient sur la communication entre l'âme et le corps : ici, il n'y a plus que le corps. L'âme n'existe pas. La conscience n'est qu'un ensemble de connexions neuronales dans le cerveau. D'ailleurs, cette « conscience » que pense la tradition comme étant le siège de la personne et de la personnalité, de l'identité en général, se modifie lorsque le cerveau est modifié, ce qui serait la preuve que la conscience n'est que cérébrale, et non immatérielle. Il y a ici le célèbre cas de Phineas Gage (1823 - 1860 ; Etats-Unis) : il s'agit d'un contremaître des chemins de fer qui, à l'occasion d'un accident, a eu la boîte crânienne transpercée par une barre à mine, ce qui a endommagé son cerveau. A la suite de cet accident, sa personnalité a radicalement changé, ce qui laisse supposer que la conscience, siège de la personnalité, de l'identité en général, n'est que des connexions neuronales dans le cerveau qui peuvent être modifiées.
Changeux s’inscrit dans la tradition matérialiste qui nie l’existence d’une âme immatérielle, tradition dans laquelle on retrouve Epicure (-342, -341 ; -270) et Lucrèce (-94 ; -54), les atomistes qui pensent que l’âme est matérielle et présente dans le corps, et Diderot et Marx qui nie l’existence d’une âme quelle qu'elle soit.


  • L'occasionnalisme :

Pourtant, l'inexistence de l'âme n'est pas prouvée par les matérialistes. En effet, nous pouvons continuer à croire en une substance spirituelle immatérielle et éternelle sans sombrer dans la contradiction. Le fait qu'à l'occasion d'un accident corporel la personnalité de Phineas Gage ait changé ne démontre pas l'inexistence de l'âme. En effet, nous pouvons reconnaître une modification de l'âme au même moment qu'une modification du corps sans que l'âme soit irrémédiablement associée au corps. L'âme, qui semble réagir à l'état du corps, n'est peut-être encore qu'une substance spirituelle immatérielle et éternelle absolument indépendante du corps. Le fait qu'il semble y avoir un lien entre l'état du corps et l'état de l'âme ne peut être qu'une coïncidence. Or, certains donnent un sens à cette coïncidence, à ce hasard. Ainsi, si l'âme semble réagir à l'état du corps, c'est que cela a été pré-vu par Dieu lors de la Création du monde. Lors de la Création, Dieu aurait pré-destiné les âmes et les corps à réagir les unes par rapport aux autres. Ainsi, si je veux lever mon bras et que mon bras se lève, c'est que Dieu l'a pré-vu ainsi dans l'ordre providentiel des évènements. C 'est à l'occasion de la volonté de mon âme que mon bras se lève en suivant le plan divin. Ce point de vue, c'est l'occasionalisme, notamment soutenu par Malebranche (1638 – 1715). Ici, il n'y a pas de point de communication entre l'âme et le corps. Ainsi, ce qui posait problème à Descartes trouve sa solution dans l'occasionalisme malebranchiste : l'âme et le corps sont deux substances qui existent sur deux plans distincts mais accordés par la Providence divine. Ce qui importe pour l'occasionalisme, c'est cette absence de point de contact (comme la glande pinéale) par lequel l'âme passerait dans le corps. Ainsi :

Théodore : « Non, Ariste, à parler exactement et en rigueur, votre esprit n’est et ne peut être uni à votre corps. »
Malebranche, Entretiens sur la métaphysique et sur la religion et sur la mort, 1688, VIIème entretien, Article II, I

  • La concordance :

Cependant, cette solution malebranchiste qui semble être la meilleure pour sauvegarder le sens de la tradition (et, par là, la croyance en une âme immatérielle et éternelle) subit de vives critiques, notamment de la part de Leibniz. En effet, dans la conception malebranchiste, Dieu intervient sans cesse par des « miracles perpétuels  » pour coordonner les volontés de l'âme et les réactions du corps. Ainsi, selon Malebranche, si je veux lever mon bras et que mon bras se lève, c'est que Dieu a miraculeusement accorder ce qui est présent dans mon âme avec l'action de mon corps. Or, pour Leibniz, le fait que Dieu ait sans cesse à intervenir dans sa création n'est pas digne de Sa sagesse. Du point de vue leibnizien, Dieu, étant la sagesse absolue, a pré-vu et pré-déterminé un monde dans lequel l'âme et le corps sont accordés sans avoir besoin de l'intervention incessante de Dieu. Leibniz, lui, propose une simple correspondance harmonieuse qui ne fait pas intervenir les miracles perpétuels de Malebranche : ici, c'est l'ordre de la Providence et donc la sagesse divine qui prime sur la puissance de Dieu qui se manifesterait dans des miracles perpétuels. Le modèle est alors celui de l'horloge programmée par l'horloger : ce dernier n'a pas à intervenir sans cesse pour que l'horloge fonctionne. Le Grand Horloger qu'est Dieu n'a pas à venir remonter Sa création : Il crée et laisse se dérouler le plan providentiel. Ainsi, ici, comme chez Malebranche (bien qu'il y ait une différence : l'absence des miracles perpétuels), il n'y a pas de point de contact entre l'âme et le corps, ce qui nous délivre du problème que connaissait Descartes :
  
« l’union de l’âme avec la machine du corps et les parties qui y entrent, et l’action de l’un sur l’autre ne consiste que dans cette concomitance qui marque la sagesse admirable du créateur bien plus que toute autre hypothèse. »
Leibniz, Correspondance avec Arnauld, Lettre XX de Leibniz à Arnauld, à Gôttingue, le 30 avril 1687, Vrin, Page 163

« on jugera aisément que cette hypothèse est la plus probable, étant la plus simple, la plus belle et la plus intelligible »
Ibid.

« de sorte que celui qui les écoute tous y trouve une harmonie merveilleuse et bien plus surprenante que s’il y avait de la connexion entre eux. »
Ibid.

L' « harmonie » sans contact établie par Dieu est la manifestation de la sagesse du Créateur. Leibniz semble insister davantage sur la sagesse de Dieu que sur Sa puissance.


  1. Limites de la conscience

  1. La persécution contre la vérité :

Cependant, la vérité, même celle du « cogito » (qu’on le juge substantiel ou existentiel), ne subsiste pas face à la persécution : à force de torture, l'on peut faire dire et faire penser n'importe quoi à n'importe qui, même le fait de ne pas exister comme un sujet pensant.

« Le dicton d’après lequel la vérité triomphe toujours de la persécution, est un des plaisants mensonges que les hommes répètent l’un après l’autre jusqu’à ce qu’ils passent en lieux communs […]. L’histoire est remplie de faits montrant la vérité réduite au silence par la persécution. »
John Stuart Mill (1806 Royaume-Uni – 1873), De la liberté, 1859

Cet supériorité, souvent immorale, de la persécution, du pouvoir en général, sur la vérité, est notamment présente dans l'œuvre de George Orwell (1903 - 1950 Royaume-Uni) : 1984 (1949). Winston est torturé au point de croire, au final, que 2 + 2 = 5.

  1. La possibilité de nier l'évidence :

Il y a également, chez l’homme, la capacité de nier les évidences qu’est la liberté d’indifférence qui est à l’œuvre au début des Méditations métaphysiques de Descartes. Cette liberté, c’est la pure puissance de faire ou de ne pas faire, d’acquiescer ou de nier. Même si le comportement qui rejette la vérité, l'évidence, pour le plaisir d'être opposé (à l'opinion commune) est moralement condamnable, n'est pas raisonnable, il reste pourtant une possibilité de l'être humain contre laquelle tout discours rationnel, argumenté, et raisonnable ne peut rien. On ne peut parler avec quelqu'un qui refuse le dialogue, encore moins le convaincre.

  1. La « vérité » de la conscience reste l'objet de croyances :

Cependant, nous avons vu, avec les points de vue (substantialistes, existentialiste et matérialiste) que l'on peut adopter en ce qui concerne la réalité de la conscience, que nous n'atteignons pas la vérité, mais que l'on établit des croyances, voire des systèmes, pour rendre raison de la réalité des événements, pour tenter de les expliquer. Ainsi, notre quête de vérité a abouti à un conflit de croyances inconciliables : en effet, un matérialiste ne peut croire en l'immatérialité de l'âme. Il nous appartient alors de faire le deuil de la vérité et de nous mettre en quête d'autre chose, à savoir le sens que l'on se doit de déterminer de notre point de vue pour comprendre notre monde, pour ne pas vivre dans l'absurde qui serait se contenter de survivre comme une bête. Ayant à l'esprit les différents points de vue, tous cohérents, que l'on peut porter sur ce qu'on appelle la conscience, il est de notre devoir de choisir une option pour se forger une vision de notre monde. Chacun, en son âme et conscience, peut choisir d'avoir une vision existentialiste-matérialiste ou une vision substantialiste de la conscience.


II / Ce qui nous échappe :

Définir ce qu'est la conscience n'est pas la seule difficulté qui s'impose à nous. En effet, connaître pleinement ce qui nous constitue en tant que personne (caractère, pensées, volontés, désirs) semble être un objectif inatteignable pour l'homme. Il restera toujours en nous une part d'inconnu. Nous serons donc toujours des étrangers à nous-mêmes. Alors que le Moi semble être ce qui nous est le plus proche, le plus intime, et, par là, le plus connu, il peut être cet énigme qui nous échappe sans cesse. Plus l'on cherche à le déterminer, à établir ce qui serait une définition de l'homme, le Moi glisserait toujours entre nos doigts, passerait entre les mailles de nos filets conceptuels. Nous ne serions donc pas pleinement conscients de nous-mêmes et donc pas attentifs à ce que nous sommes.

  1. Les « petites perceptions » (Leibniz) :

Leibniz relève que nous n'avons pas accès consciemment à la totalité de nos perceptions. Il prend notamment l'exemple du bruit de la mer : lorsque l'on entend le bruit de la mer, nous ne pouvons distinguer quelle vague produit quelle sonorité. Nous entendons l'ensemble des vagues que nous synthétisons en notre conscience pour désigner un bruit (et non plus un ensemble de sonorités disparates) que l'on associe à la mer. Le fait que l'on ne puisse pas distinguer quelle vague produit quelle sonorité montre bien qu'il y a en nous des « petites perceptions » qui échappent toujours à notre effort conscient d'attention. Ainsi :

« Il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, […] dont nous ne nous apercevons pas. »
Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765 (posthumes)

Selon Nietzsche, ces perceptions produiraient en nous malgré nous des pensées et ces pensées constitueraient la partie principale de notre activité mentale :

« L’homme, comme tout être vivant, pense sans cesse, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus médiocre et la plus superficielle. »
Nietzsche, Le Gai Savoir, 1883

« Longtemps on a considéré la pensée consciente comme la pensée par excellence : maintenant seulement nous commençons à entrevoir la vérité, c’est-à-dire que la plus grande partie de notre activité intellectuelle s’effectue d’une façon inconsciente. »
Ibid.

Ainsi, nos pensées seraient davantage inconscientes que conscientes.

  1. L'Histoire :

Il n'y a pas que certaines perceptions qui échappent à notre effort d'attention : Hegel (1770 - 1831) relève que nous n'avons pas conscience de l'Histoire qui se déroule en nous malgré nous. Selon Hegel, il y a un sens de l'Histoire qui est l'avènement progressif de la raison, de l'Esprit, de la liberté. Ce progrès historique n'est pas sans violence, sans négativité. Dans la pensée hégélienne, l'Histoire passe d'un moment négatif (l'intérêt particulier et l'intérêt du groupe général) à un moment positif qui est l'avènement de la raison, de l'Esprit, de la liberté, dans l'Etat. La violence s'exerce donc contre la première négativité pour l'élever à la positivité universelle. Il y a donc trois moments dans l'Histoire selon Hegel :
  • La négativité, le moment négatif (intérêt particulier et intérêt du groupe)
  • La négativité de la négativité, la négation du moment négatif (la violence, notamment guerrière)
  • La positivité, le moment positif de l'avènement de la raison, de l'Esprit, de la liberté, dans l'Etat universel.

Ce parcours de l'Histoire s'exercerait en nous malgré nous, sans que nous en ayons conscience :

« peuples et individus […] sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste, qu’ils ignorent et accomplissent inconsciemment. »
Hegel, La Raison dans l’histoire, 1837 (posthume)

On peut retrouver cette idée de sens de l'Histoire qui se déroule inexorablement même si nous n'en avons pas conscience chez les penseurs religieux de la Providence.

  1. L'inconscient :

Le fait que certaines, voire la plupart, de nos pensées soient inconscientes et que l'Histoire se déroule en nous malgré nous nous amène à penser qu'il existe, en notre psychisme, une part d'inconscient qui toujours échapperait à notre Moi conscient. La théorisation, au terme de psychanalyses, de l'inconscient par Freud (1856  Autriche - 1939) constitue alors un humble aveu de faiblesse de l'être humain : la toute-puissance du Moi conscient n'est plus. A partir de Freud est théorisé le fait que notre conscience ne représente que la partie émergée de notre iceberg psychique. Toute la valeur que l'on avait attribué à nos volontés dans notre psychisme est alors relativisée au regard de l'importance de l'inconscient dans notre vie psychique alors principalement souterraine : l'inconscient est donc considéré, par Freud lui-même, comme une « blessure narcissique », comme une blessure du narcissisme de l'humanité. En effet, à cause de l'inconscient, l'humanité consciente n'est plus au centre de la vie psychique. Freud place alors sa théorisation de l'inconscient au même rang de deux autres « blessures narcissiques ». Il y a donc trois « blessures narcissiques » qui remettent en cause l'anthropocentrisme :
  • L'héliocentrisme copernicien contre le géocentrisme de l'Eglise.
  • L'évolutionnisme darwinien contre le créationnisme.
  • L'inconscient contre la sur-valorisation du Moi conscient.

  1. Les pulsions :

Selon Freud, l'inconscient est le lieu des pulsions que l'homme, le Moi conscient, est incapable de maîtriser. Ainsi, le Moi n'est plus le maître :

« La recherche psychologique […] se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison. »
Freud, Introduction à la psychanalyse, 1917

Les pulsions seraient des forces naturelles présentes dans notre inconscient et qui viendraient influencer nos comportements conscients. Nous pouvons associer ces pulsions souterraines à notre instinct bestial de notre cerveau reptilien. Freud pense deux grandes pulsions qui influenceraient notre Moi conscient :
  • La pulsion sexuelle, c'est-à-dire l'instinct de reproduction.
  • La pulsion de mort, c'est-à-dire la tendance naturelle à la destruction qui peut aller jusqu'à la suppression de la vie, de celle des autres ou de la sienne.

Le sujet ne serait plus véritablement libre car il aurait toujours à composer avec ces pulsions qui exerceraient une pression sur la conscience. Ici, la volonté n'est pas le centre de la personne : l'inconscient a pris le pas sur le Moi.

  1. Le psychisme selon Freud :

Le psychisme, selon Freud, se divise alors comme ceci, du plus conscient au moins conscient :
  • Le Moi conscient.
  • Le pré-conscient constitué des souvenirs qui ne sont pas actuellement présents à ma conscience mais qui sont disponibles, qui peuvent devenir conscient par un effort de mémoire.
  • L'inconscient qui est un système indépendant refoulé, qui contient les pulsions, et qui influence le Moi conscient. L'inconscient est également appelé le Ca.

« Il existe deux variétés d’inconscient : les faits psychiques latents, mais susceptibles de devenir conscients, et les faits psychiques refoulés qui, comme tels et livrés à eux-mêmes, sont incapables d’arriver à la conscience. […] Nous réservons le nom d’inconscients aux faits psychiques refoulés. »
Ibid., Essais de psychanalyse, 1923

Tandis que les « faits psychiques refoulés » relèvent de l'inconscient, les « faits psychiques latents » relèvent du pré-conscient. Nous disons que les pulsions inconscientes sont refoulées car elles ne se manifestent pas toujours directement, et heureusement pour la vie en société civilisée. Le refoulement est le processus qui consiste à maintenir les pulsions dans l'inconscient afin qu'elles ne perturbent pas trop la vie du Moi conscient. Le refoulement connaît un double aspect :

« Le refoulement est […] le processus grâce auquel un acte susceptible de devenir conscient, c’est-à-dire faisant partie de la préconscience, devient inconscient. Et il y a encore refoulement lorsque l’acte psychique inconscient n’est même pas admis dans le système préconscient voisin, la censure l’arrêtant au passage et lui faisant rebrousser chemin. »
Ibid., Introduction à la psychanalyse, 1917

« L’essence du refoulement ne consiste qu’en ceci : mettre à l’écart et tenir à distance du conscient. »
Ibid., Métapsychologue, 1952 (posthume)

Le double aspect du refoulement se présente donc ainsi :
  • Le passage du pré-conscient à l'inconscient.
  • L'empêchement du passage de l'inconscient au pré-conscient, voire au conscient.

Ce refoulement ne pouvant s'exercer que par la seule volonté du Moi conscient, il faut nécessairement une instance, une autre entité psychique, qui assure le refoulement. Cette instance, c'est le Sur-Moi. Le Sur-Moi sert en quelque sorte de filtre entre la conscience et l'inconscient pour conserver une vie sociale acceptable, vivable. Le Sur-moi est alors composé de toutes les règles sociales intériorisées par l'individu qui établissent une séparation entre ce qui est acceptable, normal, et ce qui ne l'est pas. Si un désir se présente à notre conscience et qu'il n'est pas acceptable selon les critères du Sur-Moi, alors celui-ci le refoule dans l'inconscient. Le refoulement n'est pas ici la suppression du désir inacceptable : ce désir subsiste dans l'inconscient et pourra venir perturber le Moi conscient de manière indirecte, par les rêves notamment. Freud analyse que les rêves sont, la plupart du temps, des manifestations symboliques de désirs refoulés par le Sur-Moi :

« L’analyse des rêves confus et inintelligibles nous enseigne […] qu’ils sont les réalisations voilées de désirs refoulés. »
Ibid., Le Rêve et son interprétation, 1901

« Le rêve est en quelque sorte la décharge psychique d’un désir en état de refoulement, puisqu’il présente ce désir comme réalisé ; et il satisfait du même coup l’autre tendance en permettant au dormeur de poursuivre son somme. »
Ibid.

(En rêvant la réalisation d'un désir refoulé, nous réalisons deux désirs :
  • Nous réalisons, symboliquement, le désir refoulé en rêvant qu'il est réalisé.
  • Nous réalisons le désir de continuer à dormir.)

Le rêve ne connaît pas de barrière morale : nous sommes capables de rêver des choses qui seraient inacceptables pour notre Moi conscient. Cependant, cela traduirait tout de même certains désirs immoraux qui seraient présents dans notre inconscient. Sans parler explicitement d'inconscient, Platon déjà remarquait la possible immoralité des rêves :

« Pendant le sommeil, […] la partie bestiale et sauvage [de notre âme] ne craint pas d’essayer, en imagination, de s’unir à sa mère, ou à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de n’importe quel meurtre […] ; en un mot, il n’est point de folie, point d’impudence dont elle ne soit capable. »
Platon, La République

Ainsi, si l'on désire connaître le contenu de notre inconscient, il convient d'analyser nos rêves :

« L’interprétation des rêves est, en réalité, la voie royale de la connaissance de l’inconscient. »
Ibid., Cinq Leçons sur la psychanalyse, 1909


Or, cette analyse est difficile car il y a la censure du rêve :

« Toutes les fois que le rêve manifeste présente des lacunes, il faut incriminer l’intervention de la censure du rêve. Nous pouvons même aller plus loin et dire que toutes les fois que nous nous trouvons en présence d’un élément de rêve particulièrement faible, indéterminé et douteux, alors que d’autres ont laissé des souvenirs nets et distincts, on doit admettre que celui-là a subi l’action de la censure. »
Ibid., Introduction à la psychanalyse, 1917


  1. Le complexe d'Œdipe (ou de Cassandre) :

L'un des désirs inacceptable que le Sur-Moi refoule, selon Freud, est le complexe d'Œdipe (ou de Cassandre pour les filles) : selon ce principe de psychanalyse, tous les individus auraient le désir secret de tuer son parent de même sexe afin de s'unir avec le parent de sexe opposé. Freud n'est d'ailleurs pas le seul à penser la présence de ce désir incestueux et violent chez l'homme :

« Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, […] il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère. »
Diderot, Le Neveu de Rameau, 1762

La prohibition de l'inceste étant présente dans toutes les cultures, bien qu'à des degrés différents, Freud peut systématiser le complexe d'Œdipe à l'humanité toute entière. Ce désir incestueux étant présent chez tout le monde selon Freud, cela peut expliquer certains comportements pathologiques. En effet, le refoulement produit une frustration car le désir n'est pas réalisé. Cette frustration peut donner lieu à des comportements pathologiques chez l'individu : c'est ce que cherche à analyser le psychanalyste. Il cherche à déceler le désir non réalisé qui produit la frustration chez l'individu. Le complexe d'Œdipe étant universel, la plupart des manifestations de mal-être chez l'individu prennent leur source dans le rapport à la mère (ou au père dans le cas des filles). L'enfance, voire la petite enfance, est alors le terrain privilégiée de l'étude psychanalytique.


  1. La critique de l'inconscient :

Or, le freudisme, notamment en ce qui concerne ce dernier point (le complexe d'Œdipe ou de Cassandre), est considéré par certains comme une idéologie. Freud aurait été le seul à connaître le fameux complexe d'Œdipe et aurait systématisé sa pathologique psychique personnelle à l'ensemble de l'humanité. C'est, en partie, la critique qu'adresse notamment Michel Onfray au freudisme classique.
Alors que Michel Onfray critique Freud en s'appuyant sur la vie personnelle de ce dernier, Alain, lui, rejette la conception freudienne de l'homme. En effet, selon Freud, nous ne serions que des êtres pulsionnels, bestiaux, violents et heureusement contenus par les règles sociales. Le pessimisme anthropologique de Freud est rejeté par Alain qui y voit une idéologie dont on pourrait se passer pour revenir à une conception de l'homme plus humaine qu'animale :

« Le freudisme, si fameux, est un art d’inventer en chaque homme un animal redoutable, d’après des signes tout à fait ordinaires ; les rêves sont de tels signes. »
Alain, Eléments de philosophie, 1941

« Il faut éviter […] de croire que l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral. »
Ibid.

« L’inconscient est une méprise sur le Moi, c’est une idolâtrie du corps. »
Ibid.

Alain souhaite une réparation de la blessure narcissique infligée par Freud. Alain prône un retour de la valorisation du Je, du Moi conscient et pensant : remettre l'homme au centre en ne se focalisant plus sur ce qu'il a de bestial est l'essence de la morale alinienne.

  1. Comment avoir conscience de soi ? :

Cependant, s'il faut moralement faire référence au Je, comment le saisir par la pensée ? Comment avoir conscience de soi ? Comment s'étudier, être attentif à soi-même ? La question reste pour le moment irrésolue.

  1. La réflexion réfléchie :

Pour avoir conscience de soi, il faudrait se prendre soi-même comme objet d'étude. Or, si nous sommes essentiellement des êtres pensants, il faudrait alors penser le fait que nous pensons : cela serait la réflexion réfléchie.

« Il [L’homme] existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour-soi. »
Hegel, Esthétique, 1832 (posthume)

La réflexion réfléchie, c'est la dignité de l’homme :

« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne. »
Kant, Anthropologie du pont de vue pragmatique, 1798 


Objection : L'impossibilité de la réflexion réfléchie :

Bien que la réflexion réfléchie semble être l'objectif même de tout être humain qui cherche à être attentif à soi, cette démarche qui consiste à prendre pour objet notre propre personne en train de penser semble constituer une impossibilité, une contradiction :

« L’individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l’un raisonnerait, tandis que l’autre regarderait raisonner. L’organe observé et l’organe observateur étant, dans ce cas, identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ? »
Comte (1798 – 1857), Cours de philosophie positive, 1830

En effet, nous ne pouvant être à la fois le pensant et le pensé, l'observateur et l'observé, le sujet et l'objet. Cette impossibilité de la réflexion réfléchie découle naturellement de la nature même de la connaissance. En effet, pour connaître quelque chose, le sujet doit mettre à distance de lui-même l'objet qu'il connaît. Il y a irrémédiablement une distance entre le sujet connaissant et l'objet connu dans le rapport de connaissance, ce qui nous empêche, naturellement, de nous connaître nous-mêmes, d'être attentifs à nous-mêmes. C'est ce paradoxe de l'observateur-observé qui s'applique à l'anthropologie. Celle-ci se présente comme la science de l'homme alors qu'elle n'est qu'une succession d'observations diverses qui ne recouvre jamais la totalité de l' « objet »  « homme ». Nous pouvons donc tenir des propos sur les choses humaines sans jamais connaître l'essence de l'Homme. Il n'y a donc pas de science de l'homme, d'anthropologie, il n'y a que des sciences humaines.

  1. La honte : 

La réflexion réfléchie étant impossible, il faut nécessairement un autre mode d'accès à nous-mêmes, un autre moyen d'être en contact avec nous-mêmes pour être attentifs à nous. Sartre propose alors de considérer une expérience relativement courante comme étant l'origine de la conscience de soi : la honte. En effet, avoir honte de soi face à un autre (réel ou imaginaire), c'est prendre conscience que l'on existe en tant que personne, ici fautive. Reconnaître sa faute en prenant en considération le regard de l'Autre, c'est avoir conscience d'exister, au moins au yeux des autres. Ainsi, c'est ce regard de l'Autre qui est à l'origine de la conscience de soi. Ainsi :

« Je me vois parce qu’on me voit. »
Sartre

« J’existe pour moi comme connu par Autrui à titre de corps. »
Ibid.

(Sartre nous indique qu'étant donné que l'Autre voit en premier notre apparence physique, alors nous existons pour nous d'abord comme un corps, et non comme une conscience (fautive).)

« La façon dont j’existe pour moi en tant que connu par Autrui. »
Ibid.

« cet être que je suis et que la honte me découvre »
Ibid., L’être et le néant, III, IV, tel, Page 301

« il s’agit bien de mon être et non d’une image de mon être. Il s’agit de mon être tel qu’il s’écrit dans et par la liberté d’autrui. »
Ibid.

« cet être, la honte me révèle que je le suis. »
Ibid.
  
« le regard d’autrui, comme condition nécessaire de mon objectivité »
Ibid., Page 308

Sartre prend l'exemple du mari jaloux pour illustrer le moment de honte qui révèle notre existence : un mari regarde par le trou de la serrure de la chambre pour voir si sa femme ne se trouve pas avec un amant. Soudain, il entend un bruit dans l'escalier : à partir de ce moment, il se sent observé (même s'il n'y a personne) et le simple fait de penser qu'il y a peut-être quelqu'un qui le voit ainsi, en train de regarder par le trou de la serrure, lui fait prendre conscience qu'il est dans une personne en situation de jalousie. Il prend conscience de ce qu'il est à ce moment précis sous le regard de l'Autre. Ainsi, le regard n'est pas seulement une paire d'yeux qui se pose sur nous : cela peut être un bruit dans l'escalier, une lumière qui s'allume ou qui s'éteint, un mouvement du rideau, ou un bruissement de feuilles. Il y a toujours le regard de l'Autre qui nous surplombe et qui nous fait prendre conscience de ce que nous sommes et de ce que nous sommes en train de faire.

  1. La perception :

Si nous avons conscience de nous-mêmes que par l'expérience de la honte, il nous faut d'abord percevoir quelque chose que l'on associera au regard de l'Autre. Ainsi, avant même l'expérience de la honte, c'est la perception qui constitue la base, la condition même de la conscience de soi. Imaginons avec Averroès (1126 - 1198) un individu écartelé dans le ciel, tête vers le haut, qui ne sent, n'entend, et ne voit rien : cet être, selon Averroès, ne pourrait avoir conscience de lui-même. Ainsi, la conscience de soi dépend, avant l'expérience de la honte, de la perception. Averroès n'est pas le seul à soutenir cette thèse :

« Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. »
Hume (1771 - 1776), Ecosse, Traité de la nature humaine, 1739


Il s'agit ici d'une démarche absolument éloignée de celle de Descartes, lui qui remettait en doute la perception, mais cette solution sensualiste évite toutes les difficultés de penser une âme immatérielle.

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