- Peut-on se libérer des illusions ?
Introduction :
- Définitions des termes du sujet :
La formulation même du sujet met en question et la possibilité et la légitimité d’une libération des illusions, libération qu’il s’agit alors de définir. Se demander s’il est possible et s’il est légitime de se libérer des illusions présuppose que nous y soyons soumis. L’illusion est une croyance en la réalité d’une chose alors que cette chose n’est justement pas réelle. Se libérer d’une illusion serait alors déconstruire une croyance fausse en vue de saisir la réalité. Le fait qu’il faille, ou qu’il ne faille pas, se libérer de cette croyance nous indique que l’illusion constitue comme une entrave, comme un poids dont on pourrait peut-être se délester. L’illusion est ici à distinguer de l’erreur. En effet, l’erreur est davantage une inadvertance, une inattention, qu’une véritable croyance en quelque chose de faux. En se libérant de l’illusion qui nous plonge dans un monde irréel par la croyance, nous accéderions à la vérité en prenant conscience d’avoir été subjugués par quelque chose d’illusoire. Cette libération suppose donc une prise de conscience par laquelle nous nous rendrions compte que ce que nous prenions pour la réalité n’était qu’un de ses avatars. S’interroger sur cette libération implique alors une analyse du rapport qu’entretient une subjectivité avec ce qu’elle nomme, peut-être à tort, la réalité.
- Première réponse :
En ce qui
concerne la question de la possibilité de la libération, l’expérience nous
incite à répondre par l’affirmative. En effet, l’homme a la possibilité de se
rendre compte que ce à quoi il a cru ne correspond pas à la réalité des choses.
Il prend alors conscience que ce qu’il prenait pour la réalité n’était qu’une
illusion. C’est cette expérience que nous vivons lorsque nous déjouons un
trompe-l’œil par exemple.
La
question de la légitimité de cette libération qui nous sortirait du monde
illusoire semble inopportune. En effet, il apparaît comme légitime pour l’homme
de vouloir vivre dans un monde vrai plutôt que dans un monde rempli de
faux-semblants. La quête de la vérité semble ici légitime.
- Nuance :
Pourtant,
la libération de notre subjectivité n’est-elle pas une nouvelle illusion ?
D’ailleurs, est-il souhaitable que cette libération devienne possible ? Ne
vivons-nous pas mieux dans l’illusion plutôt que dans la réalité ?
- Problématique :
La
question est alors ici de savoir s’il est possible à notre subjectivité de
prendre conscience de ses croyances fausses en quittant ses illusions au profit
d’un accès véritable à la réalité ou bien si cette libération est par essence
impossible et même non souhaitable.
- Annonce de plan :
Afin de
répondre à cette question, nous devrons d’abord voir en quoi le fait de quitter
nos illusions est envisageable et même souhaitable. Par la suite, nous
remettrons en cause cette libération en nous demandant s’il ne s’agit pas là
d’une nouvelle illusion. Enfin, nous verrons en quoi les illusions ne sont pas
systématiquement à rejeter.
Première partie : Il est possible
et souhaitable de se libérer des illusions.
- Annonce du projet de la partie :
Quitter
ses illusions semble possible et même souhaitable.
Première sous-partie (A) :
L’expérience et la science contre l’illusion.
En prenant
l’expérience commune à témoin, le fait de pouvoir quitter un monde de
faux-semblants semble nous apparaître comme étant une possibilité. En effet,
nous sommes en droit d’affirmer que l’homme du commun dispose de la capacité de
se rendre compte, de prendre conscience de s’être fait tromper par une
supercherie. C’est cette capacité qui devient effective lorsqu’un individu
déjoue un trompe-l’œil. L’expérience nous permet donc de remettre en cause nos
premières perceptions et, ainsi, nos premières croyances sur la réalité des
choses.
D’un point
de vue plus sentimental, le titre même d’une œuvre de Balzac nous indique que
le fait de quitter nos croyances fausses soit une possibilité : Illusions perdues. Le romantisme est
essentiellement une perte d’illusions, un désenchantement face à un monde qui
ne correspond plus à nos aspirations. Chateaubriand exprime son décalage avec
le monde dans lequel il vit en disant : « J’appartiens à une autre
époque. (…) Je vois se lever une aube dont je ne verrais pas le jour. » (Mémoires d’Outre-tombe). Le romantique, qui,
enfin, se confronte à la réalité, perd ses illusions plus qu’il ne s’en libère,
la libération étant connoté plus positivement que la perte.
De la même
manière, lorsqu’un individu grandit, il perd généralement ses illusions qu’il a
pu se forger sur la réalité du monde. La science s’inscrit dans la volonté de
déconstruire nos premières pensées, nos préjugés. En démontrant comment
fonctionne un tour d’un illusionniste, le scientifique déjoue l’illusion en
accédant à la réalité des choses. En effet, « la science comprend les
choses comme elles sont. » comme le dit Aristote. En somme, le
scientifique, en se confrontant aux faits, passe derrière la scène et
démystifie une pseudo-magie. C’est en quelque sorte ce que parvient à faire
Descartes, lorsqu’en étudiant la science de l’optique, il déjoue l’illusion
d’optique du roseau qui nous apparaît comme brisé lorsqu’il se trouve plongé
dans l’eau. Descartes, en démontrant les lois de la réfraction, parvient à
expliquer l’illusion du roseau qui apparaît comme étant brisé. Ici, l’illusion
est à distinguer de l’erreur. Le fait que l’on pense que le roseau soit brisé
dans l’eau semble constituer une erreur, c’est-à-dire un mauvais jugement, et
non pas une illusion. En effet, une erreur consiste plus en une inattention
dont on est responsable et que l’on pourrait corriger, ce qui ne semble pas le
cas dans l’illusion. L’on pourrait, par un effort d’attention, corriger notre
erreur, contrairement à ce qui se passe dans l’illusion. Pourtant, l’on parle
bien d’ « illusion » d’optique car il y a ici en jeu une croyance en
une fausse « réalité ». Ainsi, on peut tout de même dire que la
science déjoue les illusions, qu’elles recouvrent une volonté de tromper ou
non. Le scientifique procède alors à la vérification qui cherche à débusquer
les illusions en vue de les faire tomber. Descartes se pose donc en
scientifique lorsqu’il déclare : « Si quelque chose est vraie, alors
je dois pouvoir le vérifier par moi-même. ». Depuis l’Antiquité, la
science s’est posée comme étant un rempart contre la superstition. Epicure,
dans sa Lettre à Phythoclès, disait déjà que « l’étude du ciel est
importante quand on veut se libérer des superstitions qui sont les
nôtres. », les superstitions pouvant être associées aux illusions en étant
des croyances fausses. Plus tard, Galilée mettra en application ces propos
d’Epicure en allant contre les apparences, en exposant l’héliocentrisme et la
rotondité de la Terre. En effet, nous sommes dans l’illusion quand, dans
l’expérience, nous considérons la Terre comme étant plate. Cependant, grâce à
la science, ce préjugé, cette illusion, se fragilise. Ainsi, la science semble
constituer un moyen pour se libérer des illusions.
Deuxième sous-partie (B) :
L’accès à la véritable réalité (intelligible) :
Quitter
les fausses « réalités » en vue d’accéder à la véritable est ce à
quoi nous appelle Platon dans La République
au travers de l’allégorie de la Caverne. En effet, la figure du prisonnier
libéré qui accède au dehors de la Caverne est celle de la libération des
illusions. Le libéré quitte sa croyance en de fausses « réalités »
que constituaient les ombres du fond de la Caverne : il laisse de côté les
« simulacres » au profit des choses sensibles, puis, des choses
intelligibles qui constituent la véritable réalité. Cette distinction entre le
sensible et l’intelligible constitue, d’une certaine manière, un appel à la
contemplation des Idées par les « yeux de l’âme. » (Platon, Phèdre) : il ne s’agit plus de voir avec
nos yeux sensibles qui sont à l’origine de nos illusions, mais il faut
« regarder le monde les yeux fermés. » comme le dit Victor Hugo. Le
monde sensible est ici ce qui nous charme et nous emprisonne dans l’illusion en
nous faisant croire qu’il est la véritable réalité, alors qu’elle est
intelligible, idéelle. Cependant, lorsque le libéré redescend dans la Caverne
pour libérer les autres prisonniers, ces derniers rejettent le sage : ils
se moquent de celui qui leur annonce une autre réalité que celle en laquelle
ils croient à tort. Ces prisonniers de l’illusion sont enchaînés par le charme
qu’exercent les ombres sur leur conscience. Il y a une part de séduction dans
l’illusion, séduction qu’il s’agit de combattre en vue de s’en libérer. Le sage
qui redescend libérer les prisonniers est donc celui qui tente de les faire
prendre conscience de leurs illusions. En effet, se libérer de ses illusions
suppose le fait de se rendre compte d’être dans une croyance fausse. Pour
prendre conscience d’être dans l’illusion, il faut qu’il y ait quelqu’un qui
vienne nous libérer. Ainsi, c’est le rapport à l’autre qui nous permettra de
nous libérer. L’illusion nous charme. Or, Rousseau et Hobbes disant que l’on ne
peut combattre une passion que par une autre passion, il faut que le réel nous
séduise de la même manière que l’illusion nous séduit. Il s’agit alors de
(re)découvrir le charme de la réalité véritable qui, selon Platon, est
intelligible. Quitter le charme des ombres pour le charme de la lumière semble
donc être le projet platonicien. A la sortie de la Caverne, le sage accède à la
vérité. Cette vérité, que vise le scientifique comme le philosophe qui arpente
le chemin vers le dehors de la Caverne, peut être définie comme étant « la
conformité de l’intellect et du réel. » (Saint-Thomas d’Aquin, Somme théologique). Ainsi, si l’illusion est
une croyance fausse, la vérité peut être définie comme étant une croyance
vraie : ce que l’on pense correspond à ce qui est. Cette vérité s’impose à
notre esprit : c’est l’évidence. « L’évidence est le caractère d’une
vérité clairement et distinctement conçue qui s’impose à l’esprit. »
(Descartes). La clarté et la distinction constituent la certitude. Cependant,
l’illusion semble également s’imposer à notre esprit de manière évidente. La
différence se trouve ici dans le fait que, dans l’accès à la vérité, ce qui est
évident correspond effectivement à la réalité, alors que, dans l’illusion, ce
qui nous apparaît comme étant clair et distinct est pourtant faux. Ainsi, il
semble qu’il faille s’attacher à en rester à la constatation de ce que les
choses sont en fait : c’est la démarche scientifique qui procède par
observations et par expérimentations afin d’établir des faits. L’empirisme de
la science, c’est-à-dire sa volonté d’en rester à l’observation de ce que sont
les choses, semble donc être la voie qui permettra de distinguer une croyance
fausse, une illusion, d’une croyance vraie, une vérité. « La vérité
scientifique, objective, est exclusivement la constatation de ce que le monde
[…] est en fait. » (Husserl, La Crise des
sciences européennes et la philosophie transcendantale). La science
observe les faits, ce que ne fait pas celui qui reste dans l’illusion, dans sa
croyance fausse, sans vérifier si ce en quoi il croit correspond effectivement
à la réalité.
- Nuance intermédiaire :
Or,
comment le scientifique peut-il être certain que ses observations lui
permettent d’accéder à la vérité ? En effet, « la science n’est
qu’une interprétation du monde parmi d’autres. » (Nietzsche) : elle
reste, malgré ses observations qui établiraient des « faits »,
sujette à l’illusion, à la croyance fausse. Le spectre de l’illusion continue
de planer sur la science. En effet, combien de théories fausses ont vu le jour
dans l’esprit de scientifiques ?
- La vérité du « cogito » (Descartes) :
Cependant,
contre cette omniprésence de l’illusion, une vérité indubitable résiste au
doute méthodique cartésien : celle du « cogito ».
Au début de ses Méditations métaphysiques,
Descartes remet méthodiquement en question sa croyance en la réalité des
choses. Etant donné que l’on puisse douter du fait d’être dans la vérité, la
méthode cartésienne consiste en le rejet de tout ce qui est sujet au doute,
comme nos sens qui nous ont déjà trompés :
« Je pensai qu’il fallait […] que je rejetasse comme absolument
faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il
ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance qui fût entièrement
indubitable. » (Discours de la méthode).
Après avoir remis en cause méthodiquement sa croyance en la réalité en vue
d’atteindre une vérité indubitable, Descartes parvient à la démonstration de
son existence en tant que substance pensante. C’est le « cogito ergo sum (Je pense, donc je
suis.) » qui signifie qu’à partir du moment où l’on pense quelque chose,
même une chose fausse, il est nécessaire que l’on existe en tant que
conscience. Ainsi, le « cogito »
permet d’échapper à l’illusion en étant une vérité indubitable.
Troisième sous-partie (C) : La
libération est souhaitable.
Il est
d’ailleurs préférable de se libérer des illusions, soit par la science, soit
grâce au rapport à autrui, soit par l’accès à la vérité du « cogito ». En effet, il semble plus
courageux de se libérer des illusions pour affronter la réalité telle qu’elle
est. Il s’agit ici de quitter le giron charmant de l’illusion pour oser sortir
de la Caverne et se diriger vers la vérité.
De plus,
il faut quitter l’illusion au profit de la réalité pour établir des faits par
la science. En effet, la connaissance scientifique des choses comme elles sont
nous permettra certaines applications techniques. En effet, il ne faut pas
oublier que l’arbre de la science pensé par Descartes se termine en ses
branches notamment par la mécanique qui est, en quelque sorte, l’application
technique de la science, et par la médecine, la mécanique et la médecine
pouvant être utiles à l'homme. Ainsi, il faut se libérer de l’illusion par la
science pour accéder au progrès technique et médical qui permettra à l’homme
d’entretenir et même d’améliorer son bien-être dans l’existence.
Conclusion de la première partie :
Ainsi, il
semble possible de se libérer de nos croyances en de fausses
« réalités » par la science, par le rapport au sage, et par l’accès à
la vérité du « cogito ». Cette
libération, notamment par la science, est souhaitable en vue de vivre bien dans
le monde réel grâce au progrès technique et médical.
Transition :
Pourtant,
la libération de l’illusion, le fait d’accéder à la vérité sur la réalité du
monde ne constitue-t-il pas une nouvelle illusion ? En effet, mise à part
la vérité du « cogito », rien,
que ce soit la science ou la philosophie, ne nous permet d’être certains de
vivre hors de l’illusion.
Deuxième partie : La libération de les
illusions n'est qu'une nouvelle illusion.
- Annonce du projet de la partie :
Les
illusions persistent malgré les différentes tentatives de l’homme de s’en
libérer.
Première sous-partie (A) :
L’impossibilité de la libération.
En tant
que croyance fausse, l’illusion ne peut être abolie sans qu’il n’y ait de
volonté de le faire. Pourtant, pourquoi une telle volonté naîtrait-elle en
l’homme ? L’homme croit en sa « réalité » et, même si sa
croyance est fausse, il n’en démordra pas, persuadé qu’il est de vivre dans la
véritable réalité. L’homme n’a pas conscience de vivre dans l’illusion et ne
peut donc s’en libérer. Platon semble nous indiquer qu’une intervention
extérieure doit venir nous appeler à quitter notre Caverne. Or, nous pouvons
douter de la possibilité même de l’existence d’un tel sage libérateur. En
effet, ne sommes-nous pas tous des prisonniers de la Caverne incapables de
nous délier de nos illusions ? L’illusion est alors dite collective. Personne
d’extérieur ne peut venir la contester étant donné que tout le monde croit en
la même « réalité » qui n’en est pourtant pas une. C’est pour cela
que si quelqu’un viendrait contester la vérité admise par le collectif, cette
personne passerait pour folle. Il y a alors l’illusion propre à la masse. Ce
phénomène de masse a notamment été étudié par Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme. En effet, dans
l’illusion collective, il y a quelque chose de fasciste : celui qui pense
autrement est exclu de la collectivité. Ainsi, l’illusion, qui tend à être
collective, ne peut disparaître étant donné que personne n’a conscience qu’il
s’agisse effectivement d’une illusion.
Deuxième sous-partie (B) : La
persistance des illusions.
Malgré les
progrès scientifiques qui permettent d’expliquer les phénomènes, les illusions
sensorielles, comme le roseau qui nous apparaît comme étant brisé dans l’eau,
subsistent. On a beau savoir que le bâton n’est en réalité pas brisé et qu’il
ne s’agit que d’un phénomène de réfraction de la lumière, il n’empêche que l’on
voit le bâton comme étant brisé. En somme, malgré les avancées de la science,
nos sens continuent de nous tromper. Bien que l’on puisse déjouer le stratagème
a posteriori, il nous arrive encore de
nous laisser prendre par un trompe-l’œil ou par le tour d’un illusionniste. De
la même manière, bien que l’on sache que la Terre soit ronde, dans
l’expérience, nous la considérons comme étant plate. Il en va de même en ce qui
concerne le fait que la Terre se meuve en étant en rotation autour du soleil et
sur elle-même. En effet, dans l’expérience, la terre que nous foulons
quotidiennement ne se meut pas. C’est en suivant cette idée qu’Husserl a publié
un ouvrage au titre volontairement provocateur : La Terre ne se meut pas. Ainsi, le discours scientifique ne
correspond pas à la vérité de l’expérience qui, elle, reste en quelque sorte
dans une illusion. La « vérité » du scientifique peut ici être
considérée comme étant une nouvelle illusion qui consisterait à croire que nous
sommes sortis de toutes les illusions. En effet, le scientifique n’atteint
jamais la vérité définitive : la science n’est qu’une interprétation du
monde, qu’une production de « paradigmes » (Kuhn) destinés à rendre
raison des phénomènes observés. Ces « paradigmes » sont, par essence,
réfutables, ce qui cause l’instabilité propre aux théories scientifiques. La
réfutabilité est d’ailleurs ce qui constitue la caractéristique principale
d’une théorie, selon Popper. Ainsi, la science n’atteignant jamais la vérité
définitive, elle ne peut constituer un moyen pour nous libérer des illusions,
elle qui reste sous leur coupe.
Troisième sous-partie ( C) : Le
solipsisme.
Quoiqu’il
en soit des connaissances du scientifique, ce dernier reste une subjectivité
qui se représente un monde de manière particulière. Le fait que même le
scientifique soit un sujet particulier ayant son propre regard sur ce qu’il
nomme le monde le soumet au risque du solipsisme. C’est ce risque que connaît
Descartes lorsqu’il procède au doute méthodique. En effet, en remettant
l’ensemble de ses représentations en question, il en vient à douter de
l’existence même d’un monde extérieur qui contiendrait les autres. Le monde ne
serait qu’une production de notre subjectivité, mais rien ne nous garantirait
de penser la vérité. Ainsi, Descartes a « l’idée des autres hommes alors
même que ces autres hommes n’existeraient pas. ». Sans faire appel à Dieu
qui garantit la vérité de nos représentations ou au « cogito » qui est la seule vérité
indubitable, Descartes sombrerait alors dans le solipsisme que Schopenhauer
associe à une folie. Ainsi, l’illusion semble constitutive de notre conscience,
du moins de son rapport à ce que l’on appelle le monde : cela est en effet
une possibilité car rien ne nous garantit que nos représentations ne soient pas
des illusions. Il se peut alors que nous vivions tous dans des illusions, dans
des productions de nos subjectivités, comme cela est le cas dans le rêve ou
dans le film The Matrix où le monde que l’on considère à tort comme réel n’est
qu’une création d’un programme informatique implanté dans notre cerveau.
D’ailleurs, il nous est, de par notre nature de sujet, impossible d’atteindre
la vérité, la pensée de la chose en-soi. En effet, selon Kant dans sa Critique de la Raison Pure, la représentation
est conditionnée par un ensemble de filtres conceptuels, dominés notamment par
l’espace et le temps, qui nous empêchent de penser la chose en-soi,
c’est-à-dire dénuée de toute catégorisation. Ainsi, l’illusion serait le propre
de la conscience qui ne peut que rester représentative.
Conclusion de la deuxième partie :
Ainsi, se
libérer de l’illusion reviendrait à se libérer de soi-même, de sa nature de
sujet se représentant son monde. L’illusion, qu’elle soit collective et/ou
sensorielle, semble subsister malgré tous les efforts scientifiques et
philosophiques d’en sortir.
Troisième partie : Réhabilitation des
illusions.
- Annonce du projet de la partie :
Cet état
de fait, selon lequel l’illusion subsiste malgré tout, n’est pas nécessairement
à regretter.
En effet,
l’on pourrait considérer comme un malheur le fait de ne pas pouvoir nous
libérer de nos illusions car cela nous empêche d’accéder au monde véritable
dans lequel nous vivrions dans l’authenticité et la connaissance. Ici, être
dans l’illusion ou se faire des illusions sont deux attitudes condamnables.
Première sous-partie (A) : Les
illusions volontaires.
Pourtant,
l’illusion peut être considérée comme légitime. Ici, la croyance fausse n’est
pas ignorée de l’homme comme cela peut être le cas dans la Caverne de Platon.
En effet, ce n’est pas la même chose d’avoir une croyance fausse en une
« réalité » qui n’en est pas une que de se construire une croyance
qui n’est peut-être pas vraie en sachant ce que l’on fait. Ainsi, on peut se
construire volontairement des illusions. On peut être conscient de se soumettre
à une illusion : c’est en effet ce qui se passe lors d’un tour de
« magie ». Mis à part les naïfs, nous sommes généralement conscients
que le prestidigitateur n’utilise pas la magie mais un stratagème habile pour
tromper notre perception de la réalité. Néanmoins, nous nous prenons au jeu et
faisons comme si nous ne le savions pas. Sans cela, le charme de
l’illusionnisme tomberait. Ici, il faut faire semblant de ne pas être conscient
d’être plongé dans l’illusion.
Sur un
plan peut-être plus existentiel, on se crée, on accepte les illusions qui nous
permettent d’avancer dans l’existence. L’homme croit en ce dont il a besoin et
en ce qui lui plaît. Claude Simon, dans La
Route des Flandres, raconte l’histoire de deux cavaliers perdus dans
l’univers sombre de la guerre : pour survivre, ces personnages se créent de
fausses « réalités », des illusions. Ainsi, Claude Simon écrit :
« un homme peut arriver à se faire croire à peu près n’importe quoi pourvu
que ça l’arrange. ». L’illusion a ici à voir avec l’imagination.
L’homme peut également décider de plonger dans
la véritable illusion (inconsciente) pour échapper à une dure réalité :
c’est ce qu’il se passe pour certains lors de la prise de produits
hallucinogènes ou l’ingestion d’une trop grande quantité d’alcool en vue
d’atteindre l’ « ivresse » chère à Rimbaud et à Baudelaire.
L’enivrement est ici une sorte d’échappatoire vitale : c’est ce qu’exprime
Baudelaire dans son poème au titre explicite : « Enivrez-vous ».
Il exprime son projet en ces termes :
« Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est
l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos
épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre
guise. Mais enivrez-vous. »
Le Spleen de Paris,
XXXIII
L’important
est ici de quitter notre monde temporel pour un monde illusoire qui nous
permettra de vivre sans être écrasé par le temps qui passe. Baudelaire parle
encore des Paradis artificiels, titre
d’un de ses recueils, notamment produits grâce à l’opium.
Deuxième sous-partie (B) : Les
fonctions de l’illusion :
L’illusion
volontaire devient légitime lorsqu’elle se pose en alternative à quelque chose
d’oppressant, d’impossible à affronter. L’illusion permet de supporter une dure
vérité. Pour éviter le désespoir, la mélancolie, l’amoureux passionné préférera
vivre dans l’illusion d’une relation amoureuse toujours possible.
Pour
éviter la victoire finale de la maladie, il sera préférable de laisser le
malade incurable dans l’illusion d’une guérison possible. Provoquer chez lui la
désillusion pourrait aggraver sa maladie et le précipiter vers la mort, le
psychique ayant une influence sur le physique.
Nous nous
forgeons également des illusions pour donner sens à ce qui n’est peut-être
qu’absurde. Ce qui importe à l’homme, c’est d’avoir une explication, même si
celle-ci ne correspond pas à la réalité. Selon Nietzsche, dans son Crépuscule des idoles, « mieux vaut
n’importe quelle explication que pas d’explication du tout. ». L’illusion
permet d’affronter l’absurdité du monde. C’est en quelque sorte ce qu’exprime
Freud lorsqu’il analyse le fait religieux dans L’avenir
d’une illusion. Selon lui, la croyance religieuse pourrait être associée
à une illusion en étant la création d’une figure paternelle rassurante et
protectrice. Ainsi, se faire des illusions n’est pas nécessairement connoté
négativement. L’illusion serait un besoin de l’humanité.
Troisième sous-partie ( C) : La
remise en cause de la quête de vérité.
Ainsi,
cette considération de l’illusion vient remettre en cause la quête de vérité
qui semble être le propre de la démarche scientifique et philosophique. En
effet, il s’agit ici d’abord de bien vivre en supportant la réalité, avant de
la connaître et de l’affronter, d’y faire face courageusement. Ici, l’on
pourrait réhabiliter les ombres de la Caverne. En effet, en sortant de
celle-ci, le philosophe est d’abord ébloui, c’est-à-dire que l’accès à la
réalité est difficile au point que l’on puisse regretter notre état de
« prisonnier ». Les illusions semblent ici vitales et, en cela, elles
sont légitimes : elles ne sont pas systématiquement à rejeter si l’on
recherche son bien-être. Ainsi, la quête de vérité n’est pas nécessairement
l’idéal à suivre. En effet, « étant admis que nous voulons le vrai,
pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Et l’incertitude ? Voire
l’ignorance ? » (Nietzsche, Par-delà
le bien et le mal). Une autre quête semble envisageable et
légitime : celle du bien-être. Ainsi, il y aurait une illusion acceptable,
légitime, qui répond à des besoins humains.
- Nuance :
Cependant,
il faut faire attention à ce que celle-ci ne devienne pas malsaine,
c’est-à-dire une illusion morbide, qui viendrait compromettre notre sécurité en
nous éloignant de la réalité. En effet, à force de vivre dans nos illusions,
nous courons le risque de les perdre et alors de sombrer dans le désespoir,
dans la mélancolie, ce qu’il convient d’éviter, ainsi que le risque de nous y
perdre, comme le montre le film Her qui
met en scène une relation amoureuse unilatérale entre un homme seul et un
programme informatique.
Conclusion :
Afin de
répondre à la question, nous disons que l’homme semble a priori avoir la capacité de se libérer des illusions propres à
sa subjectivité grâce à la science, à la philosophie, et à l’accès logique à la
vérité du « cogito ».
Pourtant,
cette libération n’est qu’une nouvelle illusion de notre conscience, elle qui
reste soumise aux sens qui constituent les portes d’entrée de la croyance
fausse en notre esprit. La conscience reste enfermée dans ses illusions.
Cela n’est
d’ailleurs pas un mal, ne serait-ce que pour notre santé psychologique. La
vérité n’est peut-être pas la valeur absolue, bien qu’il faille rester
attentifs à ne pas sombrer dans une illusion morbide.
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