mercredi 19 mars 2014

Peut-on se libérer des illusions ?

  • Peut-on se libérer des illusions ?

Introduction :
  • Définitions des termes du sujet :

    La formulation même du sujet met en question et la possibilité et la légitimité d’une libération des illusions, libération qu’il s’agit alors de définir. Se demander s’il est possible et s’il est légitime de se libérer des illusions présuppose que nous y soyons soumis. L’illusion est une croyance en la réalité d’une chose alors que cette chose n’est justement pas réelle. Se libérer d’une illusion serait alors déconstruire une croyance fausse en vue de saisir la réalité. Le fait qu’il faille, ou qu’il ne faille pas, se libérer de cette croyance nous indique que l’illusion constitue comme une entrave, comme un poids dont on pourrait peut-être se délester. L’illusion est ici à distinguer de l’erreur. En effet, l’erreur est davantage une inadvertance, une inattention, qu’une véritable croyance en quelque chose de faux. En se libérant de l’illusion qui nous plonge dans un monde irréel par la croyance, nous accéderions à la vérité en prenant conscience d’avoir été subjugués par quelque chose d’illusoire. Cette libération suppose donc une prise de conscience par laquelle nous nous rendrions compte que ce que nous prenions pour la réalité n’était qu’un de ses avatars. S’interroger sur cette libération implique alors une analyse du rapport qu’entretient une subjectivité avec ce qu’elle nomme, peut-être à tort, la réalité.

  • Première réponse :

En ce qui concerne la question de la possibilité de la libération, l’expérience nous incite à répondre par l’affirmative. En effet, l’homme a la possibilité de se rendre compte que ce à quoi il a cru ne correspond pas à la réalité des choses. Il prend alors conscience que ce qu’il prenait pour la réalité n’était qu’une illusion. C’est cette expérience que nous vivons lorsque nous déjouons un trompe-l’œil par exemple.
La question de la légitimité de cette libération qui nous sortirait du monde illusoire semble inopportune. En effet, il apparaît comme légitime pour l’homme de vouloir vivre dans un monde vrai plutôt que dans un monde rempli de faux-semblants. La quête de la vérité semble ici légitime.


  • Nuance :

Pourtant, la libération de notre subjectivité n’est-elle pas une nouvelle illusion ? D’ailleurs, est-il souhaitable que cette libération devienne possible ? Ne vivons-nous pas mieux dans l’illusion plutôt que dans la réalité ?

  • Problématique :

    La question est alors ici de savoir s’il est possible à notre subjectivité de prendre conscience de ses croyances fausses en quittant ses illusions au profit d’un accès véritable à la réalité ou bien si cette libération est par essence impossible et même non souhaitable.

  • Annonce de plan :

    Afin de répondre à cette question, nous devrons d’abord voir en quoi le fait de quitter nos illusions est envisageable et même souhaitable. Par la suite, nous remettrons en cause cette libération en nous demandant s’il ne s’agit pas là d’une nouvelle illusion. Enfin, nous verrons en quoi les illusions ne sont pas systématiquement à rejeter.

Première partie : Il est possible et souhaitable de se libérer des illusions.

  • Annonce du projet de la partie :

    Quitter ses illusions semble possible et même souhaitable.

Première sous-partie (A) : L’expérience et la science contre l’illusion.

    En prenant l’expérience commune à témoin, le fait de pouvoir quitter un monde de faux-semblants semble nous apparaître comme étant une possibilité. En effet, nous sommes en droit d’affirmer que l’homme du commun dispose de la capacité de se rendre compte, de prendre conscience de s’être fait tromper par une supercherie. C’est cette capacité qui devient effective lorsqu’un individu déjoue un trompe-l’œil. L’expérience nous permet donc de remettre en cause nos premières perceptions et, ainsi, nos premières croyances sur la réalité des choses.
D’un point de vue plus sentimental, le titre même d’une œuvre de Balzac nous indique que le fait de quitter nos croyances fausses soit une possibilité : Illusions perdues. Le romantisme est essentiellement une perte d’illusions, un désenchantement face à un monde qui ne correspond plus à nos aspirations. Chateaubriand exprime son décalage avec le monde dans lequel il vit en disant : « J’appartiens à une autre époque. (…) Je vois se lever une aube dont je ne verrais pas le jour. » (Mémoires d’Outre-tombe). Le romantique, qui, enfin, se confronte à la réalité, perd ses illusions plus qu’il ne s’en libère, la libération étant connoté plus positivement que la perte.
De la même manière, lorsqu’un individu grandit, il perd généralement ses illusions qu’il a pu se forger sur la réalité du monde. La science s’inscrit dans la volonté de déconstruire nos premières pensées, nos préjugés. En démontrant comment fonctionne un tour d’un illusionniste, le scientifique déjoue l’illusion en accédant à la réalité des choses. En effet, « la science comprend les choses comme elles sont. » comme le dit Aristote. En somme, le scientifique, en se confrontant aux faits, passe derrière la scène et démystifie une pseudo-magie. C’est en quelque sorte ce que parvient à faire Descartes, lorsqu’en étudiant la science de l’optique, il déjoue l’illusion d’optique du roseau qui nous apparaît comme brisé lorsqu’il se trouve plongé dans l’eau. Descartes, en démontrant les lois de la réfraction, parvient à expliquer l’illusion du roseau qui apparaît comme étant brisé. Ici, l’illusion est à distinguer de l’erreur. Le fait que l’on pense que le roseau soit brisé dans l’eau semble constituer une erreur, c’est-à-dire un mauvais jugement, et non pas une illusion. En effet, une erreur consiste plus en une inattention dont on est responsable et que l’on pourrait corriger, ce qui ne semble pas le cas dans l’illusion. L’on pourrait, par un effort d’attention, corriger notre erreur, contrairement à ce qui se passe dans l’illusion. Pourtant, l’on parle bien d’ « illusion » d’optique car il y a ici en jeu une croyance en une fausse « réalité ». Ainsi, on peut tout de même dire que la science déjoue les illusions, qu’elles recouvrent une volonté de tromper ou non. Le scientifique procède alors à la vérification qui cherche à débusquer les illusions en vue de les faire tomber. Descartes se pose donc en scientifique lorsqu’il déclare : « Si quelque chose est vraie, alors je dois pouvoir le vérifier par moi-même. ». Depuis l’Antiquité, la science s’est posée comme étant un rempart contre la superstition. Epicure, dans sa Lettre à Phythoclès, disait déjà que « l’étude du ciel est importante quand on veut se libérer des superstitions qui sont les nôtres. », les superstitions pouvant être associées aux illusions en étant des croyances fausses. Plus tard, Galilée mettra en application ces propos d’Epicure en allant contre les apparences, en exposant l’héliocentrisme et la rotondité de la Terre. En effet, nous sommes dans l’illusion quand, dans l’expérience, nous considérons la Terre comme étant plate. Cependant, grâce à la science, ce préjugé, cette illusion, se fragilise. Ainsi, la science semble constituer un moyen pour se libérer des illusions.

Deuxième sous-partie (B) : L’accès à la véritable réalité (intelligible) :

Quitter les fausses « réalités » en vue d’accéder à la véritable est ce à quoi nous appelle Platon dans La République au travers de l’allégorie de la Caverne. En effet, la figure du prisonnier libéré qui accède au dehors de la Caverne est celle de la libération des illusions. Le libéré quitte sa croyance en de fausses « réalités » que constituaient les ombres du fond de la Caverne : il laisse de côté les « simulacres » au profit des choses sensibles, puis, des choses intelligibles qui constituent la véritable réalité. Cette distinction entre le sensible et l’intelligible constitue, d’une certaine manière, un appel à la contemplation des Idées par les « yeux de l’âme. » (Platon, Phèdre) : il ne s’agit plus de voir avec nos yeux sensibles qui sont à l’origine de nos illusions, mais il faut « regarder le monde les yeux fermés. » comme le dit Victor Hugo. Le monde sensible est ici ce qui nous charme et nous emprisonne dans l’illusion en nous faisant croire qu’il est la véritable réalité, alors qu’elle est intelligible, idéelle. Cependant, lorsque le libéré redescend dans la Caverne pour libérer les autres prisonniers, ces derniers rejettent le sage : ils se moquent de celui qui leur annonce une autre réalité que celle en laquelle ils croient à tort. Ces prisonniers de l’illusion sont enchaînés par le charme qu’exercent les ombres sur leur conscience. Il y a une part de séduction dans l’illusion, séduction qu’il s’agit de combattre en vue de s’en libérer. Le sage qui redescend libérer les prisonniers est donc celui qui tente de les faire prendre conscience de leurs illusions. En effet, se libérer de ses illusions suppose le fait de se rendre compte d’être dans une croyance fausse. Pour prendre conscience d’être dans l’illusion, il faut qu’il y ait quelqu’un qui vienne nous libérer. Ainsi, c’est le rapport à l’autre qui nous permettra de nous libérer. L’illusion nous charme. Or, Rousseau et Hobbes disant que l’on ne peut combattre une passion que par une autre passion, il faut que le réel nous séduise de la même manière que l’illusion nous séduit. Il s’agit alors de (re)découvrir le charme de la réalité véritable qui, selon Platon, est intelligible. Quitter le charme des ombres pour le charme de la lumière semble donc être le projet platonicien. A la sortie de la Caverne, le sage accède à la vérité. Cette vérité, que vise le scientifique comme le philosophe qui arpente le chemin vers le dehors de la Caverne, peut être définie comme étant « la conformité de l’intellect et du réel. » (Saint-Thomas d’Aquin, Somme théologique). Ainsi, si l’illusion est une croyance fausse, la vérité peut être définie comme étant une croyance vraie : ce que l’on pense correspond à ce qui est. Cette vérité s’impose à notre esprit : c’est l’évidence. « L’évidence est le caractère d’une vérité clairement et distinctement conçue qui s’impose à l’esprit. » (Descartes). La clarté et la distinction constituent la certitude. Cependant, l’illusion semble également s’imposer à notre esprit de manière évidente. La différence se trouve ici dans le fait que, dans l’accès à la vérité, ce qui est évident correspond effectivement à la réalité, alors que, dans l’illusion, ce qui nous apparaît comme étant clair et distinct est pourtant faux. Ainsi, il semble qu’il faille s’attacher à en rester à la constatation de ce que les choses sont en fait : c’est la démarche scientifique qui procède par observations et par expérimentations afin d’établir des faits. L’empirisme de la science, c’est-à-dire sa volonté d’en rester à l’observation de ce que sont les choses, semble donc être la voie qui permettra de distinguer une croyance fausse, une illusion, d’une croyance vraie, une vérité. « La vérité scientifique, objective, est exclusivement la constatation de ce que le monde […] est en fait. » (Husserl, La Crise des sciences européennes et la philosophie transcendantale). La science observe les faits, ce que ne fait pas celui qui reste dans l’illusion, dans sa croyance fausse, sans vérifier si ce en quoi il croit correspond effectivement à la réalité.


  • Nuance intermédiaire :

Or, comment le scientifique peut-il être certain que ses observations lui permettent d’accéder à la vérité ? En effet, « la science n’est qu’une interprétation du monde parmi d’autres. » (Nietzsche) : elle reste, malgré ses observations qui établiraient des « faits », sujette à l’illusion, à la croyance fausse. Le spectre de l’illusion continue de planer sur la science. En effet, combien de théories fausses ont vu le jour dans l’esprit de scientifiques ?


  • La vérité du « cogito » (Descartes) :

Cependant, contre cette omniprésence de l’illusion, une vérité indubitable résiste au doute méthodique cartésien : celle du « cogito ». Au début de ses Méditations métaphysiques, Descartes remet méthodiquement en question sa croyance en la réalité des choses. Etant donné que l’on puisse douter du fait d’être dans la vérité, la méthode cartésienne consiste en le rejet de tout ce qui est sujet au doute, comme nos sens qui nous ont déjà trompés :  « Je pensai qu’il fallait […] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. » (Discours de la méthode). Après avoir remis en cause méthodiquement sa croyance en la réalité en vue d’atteindre une vérité indubitable, Descartes parvient à la démonstration de son existence en tant que substance pensante. C’est le « cogito ergo sum (Je pense, donc je suis.) » qui signifie qu’à partir du moment où l’on pense quelque chose, même une chose fausse, il est nécessaire que l’on existe en tant que conscience. Ainsi, le « cogito » permet d’échapper à l’illusion en étant une vérité indubitable.

Troisième sous-partie (C) : La libération est souhaitable.

Il est d’ailleurs préférable de se libérer des illusions, soit par la science, soit grâce au rapport à autrui, soit par l’accès à la vérité du « cogito ». En effet, il semble plus courageux de se libérer des illusions pour affronter la réalité telle qu’elle est. Il s’agit ici de quitter le giron charmant de l’illusion pour oser sortir de la Caverne et se diriger vers la vérité.
De plus, il faut quitter l’illusion au profit de la réalité pour établir des faits par la science. En effet, la connaissance scientifique des choses comme elles sont nous permettra certaines applications techniques. En effet, il ne faut pas oublier que l’arbre de la science pensé par Descartes se termine en ses branches notamment par la mécanique qui est, en quelque sorte, l’application technique de la science, et par la médecine, la mécanique et la médecine pouvant être utiles à l'homme. Ainsi, il faut se libérer de l’illusion par la science pour accéder au progrès technique et médical qui permettra à l’homme d’entretenir et même d’améliorer son bien-être dans l’existence.

Conclusion de la première partie :

    Ainsi, il semble possible de se libérer de nos croyances en de fausses « réalités » par la science, par le rapport au sage, et par l’accès à la vérité du « cogito ». Cette libération, notamment par la science, est souhaitable en vue de vivre bien dans le monde réel grâce au progrès technique et médical.


Transition :

    Pourtant, la libération de l’illusion, le fait d’accéder à la vérité sur la réalité du monde ne constitue-t-il pas une nouvelle illusion ? En effet, mise à part la vérité du « cogito », rien, que ce soit la science ou la philosophie, ne nous permet d’être certains de vivre hors de l’illusion.

Deuxième partie : La libération de les illusions n'est qu'une nouvelle illusion.

  • Annonce du projet de la partie :

    Les illusions persistent malgré les différentes tentatives de l’homme de s’en libérer.

Première sous-partie (A) : L’impossibilité de la libération.

En tant que croyance fausse, l’illusion ne peut être abolie sans qu’il n’y ait de volonté de le faire. Pourtant, pourquoi une telle volonté naîtrait-elle en l’homme ? L’homme croit en sa « réalité » et, même si sa croyance est fausse, il n’en démordra pas, persuadé qu’il est de vivre dans la véritable réalité. L’homme n’a pas conscience de vivre dans l’illusion et ne peut donc s’en libérer. Platon semble nous indiquer qu’une intervention extérieure doit venir nous appeler à quitter notre Caverne. Or, nous pouvons douter de la possibilité même de l’existence d’un tel sage libérateur. En effet, ne sommes-nous pas tous des prisonniers de la Caverne incapables de nous délier de nos illusions ? L’illusion est alors dite collective. Personne d’extérieur ne peut venir la contester étant donné que tout le monde croit en la même « réalité » qui n’en est pourtant pas une. C’est pour cela que si quelqu’un viendrait contester la vérité admise par le collectif, cette personne passerait pour folle. Il y a alors l’illusion propre à la masse. Ce phénomène de masse a notamment été étudié par Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme. En effet, dans l’illusion collective, il y a quelque chose de fasciste : celui qui pense autrement est exclu de la collectivité. Ainsi, l’illusion, qui tend à être collective, ne peut disparaître étant donné que personne n’a conscience qu’il s’agisse effectivement d’une illusion.

Deuxième sous-partie (B) : La persistance des illusions.

Malgré les progrès scientifiques qui permettent d’expliquer les phénomènes, les illusions sensorielles, comme le roseau qui nous apparaît comme étant brisé dans l’eau, subsistent. On a beau savoir que le bâton n’est en réalité pas brisé et qu’il ne s’agit que d’un phénomène de réfraction de la lumière, il n’empêche que l’on voit le bâton comme étant brisé. En somme, malgré les avancées de la science, nos sens continuent de nous tromper. Bien que l’on puisse déjouer le stratagème a posteriori, il nous arrive encore de nous laisser prendre par un trompe-l’œil ou par le tour d’un illusionniste. De la même manière, bien que l’on sache que la Terre soit ronde, dans l’expérience, nous la considérons comme étant plate. Il en va de même en ce qui concerne le fait que la Terre se meuve en étant en rotation autour du soleil et sur elle-même. En effet, dans l’expérience, la terre que nous foulons quotidiennement ne se meut pas. C’est en suivant cette idée qu’Husserl a publié un ouvrage au titre volontairement provocateur : La Terre ne se meut pas. Ainsi, le discours scientifique ne correspond pas à la vérité de l’expérience qui, elle, reste en quelque sorte dans une illusion. La « vérité » du scientifique peut ici être considérée comme étant une nouvelle illusion qui consisterait à croire que nous sommes sortis de toutes les illusions. En effet, le scientifique n’atteint jamais la vérité définitive : la science n’est qu’une interprétation du monde, qu’une production de « paradigmes » (Kuhn) destinés à rendre raison des phénomènes observés. Ces « paradigmes » sont, par essence, réfutables, ce qui cause l’instabilité propre aux théories scientifiques. La réfutabilité est d’ailleurs ce qui constitue la caractéristique principale d’une théorie, selon Popper. Ainsi, la science n’atteignant jamais la vérité définitive, elle ne peut constituer un moyen pour nous libérer des illusions, elle qui reste sous leur coupe.

Troisième sous-partie ( C) : Le solipsisme.

Quoiqu’il en soit des connaissances du scientifique, ce dernier reste une subjectivité qui se représente un monde de manière particulière. Le fait que même le scientifique soit un sujet particulier ayant son propre regard sur ce qu’il nomme le monde le soumet au risque du solipsisme. C’est ce risque que connaît Descartes lorsqu’il procède au doute méthodique. En effet, en remettant l’ensemble de ses représentations en question, il en vient à douter de l’existence même d’un monde extérieur qui contiendrait les autres. Le monde ne serait qu’une production de notre subjectivité, mais rien ne nous garantirait de penser la vérité. Ainsi, Descartes a « l’idée des autres hommes alors même que ces autres hommes n’existeraient pas. ». Sans faire appel à Dieu qui garantit la vérité de nos représentations ou au « cogito » qui est la seule vérité indubitable, Descartes sombrerait alors dans le solipsisme que Schopenhauer associe à une folie. Ainsi, l’illusion semble constitutive de notre conscience, du moins de son rapport à ce que l’on appelle le monde : cela est en effet une possibilité car rien ne nous garantit que nos représentations ne soient pas des illusions. Il se peut alors que nous vivions tous dans des illusions, dans des productions de nos subjectivités, comme cela est le cas dans le rêve ou dans le film The Matrix où le monde que l’on considère à tort comme réel n’est qu’une création d’un programme informatique implanté dans notre cerveau. D’ailleurs, il nous est, de par notre nature de sujet, impossible d’atteindre la vérité, la pensée de la chose en-soi. En effet, selon Kant dans sa Critique de la Raison Pure, la représentation est conditionnée par un ensemble de filtres conceptuels, dominés notamment par l’espace et le temps, qui nous empêchent de penser la chose en-soi, c’est-à-dire dénuée de toute catégorisation. Ainsi, l’illusion serait le propre de la conscience qui ne peut que rester représentative.

Conclusion de la deuxième partie :

    Ainsi, se libérer de l’illusion reviendrait à se libérer de soi-même, de sa nature de sujet se représentant son monde. L’illusion, qu’elle soit collective et/ou sensorielle, semble subsister malgré tous les efforts scientifiques et philosophiques d’en sortir.


Troisième partie : Réhabilitation des illusions.

  • Annonce du projet de la partie :

    Cet état de fait, selon lequel l’illusion subsiste malgré tout, n’est pas nécessairement à regretter.
En effet, l’on pourrait considérer comme un malheur le fait de ne pas pouvoir nous libérer de nos illusions car cela nous empêche d’accéder au monde véritable dans lequel nous vivrions dans l’authenticité et la connaissance. Ici, être dans l’illusion ou se faire des illusions sont deux attitudes condamnables.


Première sous-partie (A) : Les illusions volontaires.

Pourtant, l’illusion peut être considérée comme légitime. Ici, la croyance fausse n’est pas ignorée de l’homme comme cela peut être le cas dans la Caverne de Platon. En effet, ce n’est pas la même chose d’avoir une croyance fausse en une « réalité » qui n’en est pas une que de se construire une croyance qui n’est peut-être pas vraie en sachant ce que l’on fait. Ainsi, on peut se construire volontairement des illusions. On peut être conscient de se soumettre à une illusion : c’est en effet ce qui se passe lors d’un tour de « magie ». Mis à part les naïfs, nous sommes généralement conscients que le prestidigitateur n’utilise pas la magie mais un stratagème habile pour tromper notre perception de la réalité. Néanmoins, nous nous prenons au jeu et faisons comme si nous ne le savions pas. Sans cela, le charme de l’illusionnisme tomberait. Ici, il faut faire semblant de ne pas être conscient d’être plongé dans l’illusion.
Sur un plan peut-être plus existentiel, on se crée, on accepte les illusions qui nous permettent d’avancer dans l’existence. L’homme croit en ce dont il a besoin et en ce qui lui plaît. Claude Simon, dans La Route des Flandres, raconte l’histoire de deux cavaliers perdus dans l’univers sombre de la guerre : pour survivre, ces personnages se créent de fausses « réalités », des illusions. Ainsi, Claude Simon écrit : « un homme peut arriver à se faire croire à peu près n’importe quoi pourvu que ça l’arrange. ». L’illusion a ici à voir avec l’imagination.
 L’homme peut également décider de plonger dans la véritable illusion (inconsciente) pour échapper à une dure réalité : c’est ce qu’il se passe pour certains lors de la prise de produits hallucinogènes ou l’ingestion d’une trop grande quantité d’alcool en vue d’atteindre l’ « ivresse » chère à Rimbaud et à Baudelaire. L’enivrement est ici une sorte d’échappatoire vitale : c’est ce qu’exprime Baudelaire dans son poème au titre explicite : « Enivrez-vous ». Il exprime son projet en ces termes :

« Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. »
Le Spleen de Paris, XXXIII

L’important est ici de quitter notre monde temporel pour un monde illusoire qui nous permettra de vivre sans être écrasé par le temps qui passe. Baudelaire parle encore des Paradis artificiels, titre d’un de ses recueils, notamment produits grâce à l’opium.

Deuxième sous-partie (B) : Les fonctions de l’illusion :

L’illusion volontaire devient légitime lorsqu’elle se pose en alternative à quelque chose d’oppressant, d’impossible à affronter. L’illusion permet de supporter une dure vérité. Pour éviter le désespoir, la mélancolie, l’amoureux passionné préférera vivre dans l’illusion d’une relation amoureuse toujours possible.
Pour éviter la victoire finale de la maladie, il sera préférable de laisser le malade incurable dans l’illusion d’une guérison possible. Provoquer chez lui la désillusion pourrait aggraver sa maladie et le précipiter vers la mort, le psychique ayant une influence sur le physique.
Nous nous forgeons également des illusions pour donner sens à ce qui n’est peut-être qu’absurde. Ce qui importe à l’homme, c’est d’avoir une explication, même si celle-ci ne correspond pas à la réalité. Selon Nietzsche, dans son Crépuscule des idoles, « mieux vaut n’importe quelle explication que pas d’explication du tout. ». L’illusion permet d’affronter l’absurdité du monde. C’est en quelque sorte ce qu’exprime Freud lorsqu’il analyse le fait religieux dans L’avenir d’une illusion. Selon lui, la croyance religieuse pourrait être associée à une illusion en étant la création d’une figure paternelle rassurante et protectrice. Ainsi, se faire des illusions n’est pas nécessairement connoté négativement. L’illusion serait un besoin de l’humanité.

Troisième sous-partie ( C) : La remise en cause de la quête de vérité.

Ainsi, cette considération de l’illusion vient remettre en cause la quête de vérité qui semble être le propre de la démarche scientifique et philosophique. En effet, il s’agit ici d’abord de bien vivre en supportant la réalité, avant de la connaître et de l’affronter, d’y faire face courageusement. Ici, l’on pourrait réhabiliter les ombres de la Caverne. En effet, en sortant de celle-ci, le philosophe est d’abord ébloui, c’est-à-dire que l’accès à la réalité est difficile au point que l’on puisse regretter notre état de « prisonnier ». Les illusions semblent ici vitales et, en cela, elles sont légitimes : elles ne sont pas systématiquement à rejeter si l’on recherche son bien-être. Ainsi, la quête de vérité n’est pas nécessairement l’idéal à suivre. En effet, « étant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Et l’incertitude ? Voire l’ignorance ? » (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal). Une autre quête semble envisageable et légitime : celle du bien-être. Ainsi, il y aurait une illusion acceptable, légitime, qui répond à des besoins humains.


  • Nuance :

Cependant, il faut faire attention à ce que celle-ci ne devienne pas malsaine, c’est-à-dire une illusion morbide, qui viendrait compromettre notre sécurité en nous éloignant de la réalité. En effet, à force de vivre dans nos illusions, nous courons le risque de les perdre et alors de sombrer dans le désespoir, dans la mélancolie, ce qu’il convient d’éviter, ainsi que le risque de nous y perdre, comme le montre le film Her qui met en scène une relation amoureuse unilatérale entre un homme seul et un programme informatique.

Conclusion :

    Afin de répondre à la question, nous disons que l’homme semble a priori avoir la capacité de se libérer des illusions propres à sa subjectivité grâce à la science, à la philosophie, et à l’accès logique à la vérité du « cogito ».
Pourtant, cette libération n’est qu’une nouvelle illusion de notre conscience, elle qui reste soumise aux sens qui constituent les portes d’entrée de la croyance fausse en notre esprit. La conscience reste enfermée dans ses illusions.

Cela n’est d’ailleurs pas un mal, ne serait-ce que pour notre santé psychologique. La vérité n’est peut-être pas la valeur absolue, bien qu’il faille rester attentifs à ne pas sombrer dans une illusion morbide. 

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