- Le déterminisme naturel :
- Le déterminisme religieux :
- Le déterminisme historico-social :
- L'inéluctabilité :
- Destin(ée) : Puissance qui fixe de façon irrévocable le cours de nos existences.
- La responsabilité :
- Spontanéité : Caractère de ce qui a en soi le principe de son activité, de ce qui implique une initiative de la part de l’agent, qui se produit de soi-même sans intervention étrangère. La liberté a parfois été définie comme la spontanéité de l’intelligence, mais spontanéité n’est synonyme de liberté que pour des êtres intelligents (Leibniz). Tout ce qui est libre est spontané, mais tout ce qui est spontané n’est pas libre. Antonyme de réceptivité (Kant).
- Les conditions de la liberté :
- La liberté dans la Providence ?
- Être libre, est-ce suivre son désir ?
- Les passions nous empêchent-t-elles de faire notre devoir ?
- Les hommes ont-ils besoin d'être gouvernés ?
- Contingence : Caractère de ce qui peut être ou ne pas être, de ce qui n’est pas nécessaire.
- Cynique : Nom donné aux adeptes de l’école d’Antisthène (-444 ; -365), dont l’idéal était : se détacher de tout, ne rien désirer pour pouvoir être indépendant. Le plus célèbre d’entre eux fut Diogène (-413 ; -327).
- Vers l'inutilité du maître :
- L'anti-totalitarisme :
- Les libertés :
- Les dangers de la liberté :
- Les difficultés de la liberté :
- Assumer sa liberté :
- Assumer les conséquences de sa liberté :
- Notre liberté est limitée par celle de l'autre :
- Toute prise de conscience est-elle libératrice ?
- Illustration :
- Chardin (1699 - 1779), L’Enfant au toton, 1738, Louvre, Paris :
Le déterminisme :
Le
déterminisme est une doctrine qui nie la liberté humaine. La totalité de nos
actes serait déterminée par quelque chose qui nous dépasse, sur laquelle nous
n'avons pas de prise. Le déterminisme estime que peu importe nos volontés,
nous ne pouvons agir autrement que comme nous agissons. La liberté,
c'est-à-dire le libre-arbitre, la puissance absolue de faire ou de ne pas
faire, n'est qu'une illusion : la réalité est que nous sommes déterminés,
parfois à notre insu, soit à faire soit à ne pas faire. Ainsi, la liberté
n'est qu'un leurre car la totalité de notre existence est d'ores et déjà
programmée par certaines causes. Nous avons beau avoir conscience de nos
actions, nous sommes ignorants des causes qui nous déterminent :
« Les hommes sont conscients de leurs
actions, mais ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés. »
Spinoza (1632 –
1677), Pays-Bas, Ethique, 1677
Ce
déterminisme ne s’applique pas uniquement aux actions humaines. En effet, il
est déjà présent dans nos désirs :
« les hommes sont conscients de leurs désirs
et ignorants des causes qui les déterminent. »
Ibid.,
Lettre à Schuller, 1674
Nous ne
pouvons donc ni faire ni désirer autre chose que ce que nous faisons et
désirons.
La pensée
stoïcienne accepte cet ordre inaltérable du monde. Etant donné que l'ordre
providentiel du monde, le destin, ne dépend pas de nous, ce qui dépend encore
de nous est d'accepter que les évènements se déroulent ainsi et pas autrement.
Ainsi, le stoïcisme nous incite à accepter la proposition qui suit :
« Tout ce qui arrive est nécessaire et utile au monde
universel, dont tu fais partie. »
Marc-Aurèle (121 - 180),
Pensées pour moi-même
Le
stoïcisme n'est donc pas une résignation qui dirait : « le monde est ainsi,
nous n'y pouvons rien, il faut s'y plier » mais est plutôt l'acceptation de
l'ordre universel. Cette acceptation a pour finalité la paix de l'âme. Si l'on
ne peut changer l'ordre du monde, il nous appartient encore de l'accepter, de
l'approuver. Selon le stoïcisme, il ne faut donc pas continuer à espérer
modifier le destin auquel on se serait résigné à contre cœur, mais il faut
modeler son désir sur l'ordre providentiel des évènements.
La pensée
déterminisme connaît différents domaines d'application :
L'un de
ces domaines, que l'on a déjà entrevu en parlant de l'ordre providentiel
stoïcien, est celui de la nature : ici, la pensée déterministe estime que
l'ordre naturel des évènements est nécessaire. Ici, c'est la nature qui dicte
notre comportement. La nature serait ici une force qui agirait en nous malgré
nous, nous déterminant :
« les règles de la nature de chaque individu,
règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister
et à se comporter d’une certaine manière. Par exemple, les poissons sont
déterminés par la Nature à nager, les grands poissons à manger les
petits. »
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, Chapitre XVI
La
nature, c'est-à-dire ici notre instinct, déterminerait alors notre mode de
vie, comme tout animal. Il n'y aurait donc pas de liberté : nous serions
entièrement conditionnés par la nature. La nature étant déterminante et tout
événement ayant ses causes dont nous ne sommes pas conscients, l’enchaînement
des causes et des effets pourrait obéir à une loi mathématique dont nous
n’avons pas conscience. Cette hypothèse est avancée par Nietzsche :
« Si à un instant la roue du monde s’arrêtait
et qu’il y eût là une intelligence calculatrice omnisciente pour mettre à
profit cette pause, elle pourrait continuer à calculer l’avenir de chaque être
jusqu’aux temps les plus éloignés et marquer chaque trace où cette roue
passera désormais. »
Nietzsche, Humain,
trop humain, 1878
En
supposant une pause dans le cours des évènements, Nietzsche émet l'hypothèse
selon laquelle l'avenir de notre monde serait calculable et donc prévisible,
non par un homme mais par « une intelligence calculatrice omnisciente » que
les croyants appelleront Dieu.
La pensée
déterministe peut avoir une dominante religieuse. Ici, il s'agit de considérer
que Dieu ait pré-vu et pré-déterminé l'ensemble des évènements dans Sa sagesse
absolue au moment même de la Création. La pensée religieuse de la Providence
trouve son fondement dans le déterminisme. Ici, tout est écrit à l'avance dans
le ciel.
Dieu a
donc ici tout pré-vu, tout pré-déterminé, même le Mal dans le monde. La pensée
providentialiste trouve une signification au Mal qui paraît, de prime abord,
absurde : le Mal est nécessaire au plan divin pour faire triompher le Bien au
final. Ainsi, penser que tout dépend de Dieu ne rend pas Dieu coupable du Mal
: Dieu avait besoin de laisser une part d'ombre dans le monde pour faire
triompher la lumière sur les ténèbres.
L'homme
est déterminé par ses conditions de vie géographiques, historiques, et
sociales. En effet, nous ne sommes pas libres de naître où nous voulons, à
l'époque où nous le voulons, et dans le milieu social que nous voulons.
Au-delà
de ces remarques évidentes, on parle plus spécifiquement de déterminisme
social lorsque l'on parle de la reproduction sociale, que ce soit en bas ou en
haut de la hiérarchie sociale. Par exemple, les statistiques sociologiques
montrent qu'un enfant d'ouvrier aura davantage tendance à rester ouvrier
plutôt qu'à devenir cadre. A l'inverse, un enfant de cadre aura plus tendance
à rester cadre qu'à devenir ouvrier. On parle alors d'un dysfonctionnement,
voire d'une absence, de l'ascenseur social. L'endogamie, c'est-à-dire la
tendance à se reproduire avec quelqu'un du même milieu social que le sien,
participe à ce maintien des inégalités sociales.
Le
déterminisme métaphysique (et non social car ce dernier peut être combattu)
relève de l'inéluctabilité. Sartre met
cela en scène en nous disant que même si un individu cherche à aller contre
son destin, cette volonté reste pré-vue par le destin que l'on cherche à
contrecarrer :
Estelle :
« Alors tout est prévu ?
Inès :
Tout. Et nous sommes assortis.
Estelle :
Ce n’est pas par hasard que vous, vous
êtes en face de moi ? (Un temps.) Qu’est-ce qu’ils attendent ?
Inès :
Je ne sais pas. Mais ils attendent.
Estelle :
Je ne peux pas supporter qu’on attende quelque chose de moi. Ca me donner tout
de suite envie de faire le contraire.
Inès :
Eh bien, faites-le ! Faites-le donc ! Vous ne savez même pas ce
qu’ils veulent.
Estelle, frappant du pied : C’est insupportable.
Et quelque chose doit m’arriver par vous deux ? (Elle les regarde.) Par vous deux. »
Sartre, Huis-clos,
1943
Estelle
semble révoltée à l’idée d’être déterminée. Elle a envie de « faire le
contraire » de ce qui est prévu pour elle. Elle a envie de tordre le cou
au destin. Pourtant, la nature humaine n’ayant pas accès aux causes qui
déterminent l’univers, Estelle, quoiqu’elle fasse, ne peut échapper à son
destin. Ne sachant pas ce qui est prévu pour elle, n’importe qu’elle action
qu’elle entreprendra sera ce qui était prévu : c’est le ressort de toute
tragédie, notamment celles de Sophocle (-495 ; -406) qui met notamment en
scène Œdipe. Les tragédies montrent que la volonté humaine de déjouer les
oracles, les prédictions, est nécessairement vaine : c’est l’aspect tragique
du destin.
II / La liberté :
Cependant,
un oracle, une prédiction, une prophétie est-il(elle) possible ? L’avenir
nous reste inaccessible, inconnaissable : c’est cela qui nous garantit
notre liberté.
N’ayant
pas accès à ce que nous réserve notre destin, la destinée ne peut être
invoquée pour justifier un acte malveillant de notre part. Parler du destin
n’ôte pas la responsabilité car, s'il y a un destin, il nous reste
inconnaissable. Une anecdote relatée par Diogène Laërce met en scène une
tentative de justification d'un mauvais comportement en en appelant au destin
pour montrer l'absurdité d'une telle tentative de justification :
« Zénon de Cittium fouettait un esclave qui avait
volé ; et comme celui-ci dit : « Il était dans ma destinée de
voler », il répondit : « Et aussi d’être battu. ».
Diogène Laërce
La
responsabilité étant rétablie par Zénon, le destin n'a plus lieu d'être. Celui
qui tente tout de même de se justifier en invoquant le destin est considéré
par Sartre comme quelqu'un de « mauvaise
foi », c'est-à-dire qui n'assume ni ce qu'il est ni ce qu'il fait. Pourtant,
celui qui revendique le fait d’être déterminé ne semble pas en accord avec son
Moi profond. En effet :
« L’homme, se déclarant non-libre, se veut néanmoins
libre. »
Eric Weil (1904 - 1977)
En effet,
qui voudrait être pareil à une pierre au cours de sa chute qui ne peut rien
faire d’autre que d’obéir à la loi de l’attraction terrestre ? Le
déterminisme révolte l’homme, même si ce dernier est déterministe. Ici,
l'homme reste incapable de prédire l'avenir. La liberté a donc pour corolaire
l’existence d’un avenir incertain, indéterminé.
nul savant n’est Dieu, et le déterminisme est, en
fait, tenu en échec. Les sciences de l’homme permettent d’analyser a posteriori les productions humaines, qu’il s’agisse de faits
individuels ou collectifs, mais non pas de les prévoir effectivement ou de les
prévenir. La plus fine connaissance des mentalités, des pulsions ou des
fantasmes d’une société ou d’un individu reste toujours à la merci d’une
spontanéité d’un passage à l’acte que rien ne laissait prévoir, dira le
psychiatre, d’une altération de la personnalité ou d’une soudaine inhibition
jusque-là improbable, ou du prochain choc économique qui prendra de court les
meilleurs stratèges.
L’avenir ne se laisse pas lire dans le présent, car
la nécessité, comme l’a fortement indiqué Kant, est
d’entendement et non d’existence, c'est-à-dire pensée, et non vécue. Incommode aux prétentions de l’analyse objective des
faits humains, la puissance incompréhensible de la liberté éclate
particulièrement dans l’irréductibilité du sujet.
Ainsi,
quels que soient les progrès scientifiques, il reste de l'imprévu, du
spontané, de l'irréductible à l'analyse. L'homme ne peut qu'envisager ce qui
est le plus probable mais ne peut prédire l'avenir. C'est l'incertitude de
l'avenir, l'imprévisible, qui est la condition même de la liberté.
Pourtant,
cette incertitude peut avoir quelque chose d’angoissant. Le fait que nous
ayons à déterminer nous-mêmes ce que sera notre vie sans être certain de ce
que sera fait notre avenir est source d'inquiétude pour tout un chacun. La
liberté dans la contingence (et non dans la nécessité dans laquelle il n'y a
pas de liberté) est alors considérée comme un fardeau qu'il nous faut assumer
malgré tout pour continuer à vivre. La liberté est donc ce qui cause le souci
de l'existence, ce qui peut poser problème. Cette liberté est donc désignée
péjorativement, comme une malédiction qui aurait touchée l'homme :
« En fait, nous sommes une liberté qui
choisit mais nous ne choisissons pas d’être libres : nous sommes
condamnés à la liberté. »
Sartre
« L’homme est condamné à être libre.
Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant
libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce
qu’il fait. »
Ibid., L’existentialisme est un humanisme, 1946
La
véritable Chute ne serait donc pas celle du jardin d'Eden mais celle de la
nécessité vers la contingence. C'est dans la contingence que l'homme doit
supporter, assumer, sa liberté.
Ainsi, du
point de vue humain, nous sommes effectivement libres. Le point de vue de Dieu
est différent en cela que, pour Lui, tout est déterminé selon Son plan
providentiel. Cependant, Dieu et Son plan nous restant cachés, pour-nous, nous
sommes libres.
Cependant,
bien que nous ayons affirmé notre liberté pour-nous, celle-ci se réduit-elle à
cela ? En effet, la personne en situation de handicap, la personne atteinte
d'une maladie incurable nécessitant un traitement lourd, ou tout simplement le
pauvre peut-il se considérer comme étant véritablement libre ? Bien que l'on
puisse reconnaître que l'Homme ait à définir ce qu'il fera de sa liberté dans
la contingence, celui qui ne dispose pas de certaines conditions d'existence
favorables (la santé, l'argent) ne s'estimera pas aussi libre que le riche
homme en bonne santé dans la capacité physique et matérielle d'entreprendre
tout ce qu'il veut entreprendre. Ainsi, la liberté ne va pas sans les
conditions de l'action libre. Ainsi, celui qui revendique la liberté sans
revendiquer dans le même temps les moyens de la liberté ne peut que manquer
son but :
« Le libertaire qui veut la liberté en soi,
indépendamment des moyens qui la rendraient possible, est le saboteur de la
liberté. »
Jankélévitch (1903
- 1985)
La
conquête de la liberté véritable ne peut alors se faire que sur le terrain
politique, en cela que la politique s'inquiète des conditions d'existence des
citoyens.
Cependant,
est-il possible de concilier la croyance en la Providence divine (déterminisme
religieux) et le constat de la liberté humaine comme fardeau à assumer ? Le
fait que tout soit pré-vu par Dieu nous prive-t-il réellement de notre
liberté ? Le destin n’est que la pré-vision de nos actes (par Dieu ou par
toute autre force supérieure d'un autre nom), mais, n’y ayant pas accès, le
fait que tout soit pré-vu n’entrave en rien ma liberté d’agir comme je
l’entends. Ignorer les causes qui nous déterminent, n’est-ce pas là la
condition même de la liberté ? Même si Dieu a pré-vu comment va se
dérouler mon existence, il n’empêche qu’en ma vie je me vis comme être libre.
Nous serions déterminés du point de vue de Dieu, et libres de notre point de vue.
Notre liberté ne serait pas incompatible avec l’existence de Dieu qui a choisi
de mener à l’existence « le meilleur des mondes possibles » (Leibniz). Nous pourrions être libres dans la
Providence. Bien que Dieu connaîtrait l’issu de nos choix, nous ne resterions
pas moins des individus libres. Ainsi, Dieu serait comme le spectateur d'un
film dont Il connaîtrait la fin et dont nous serions les acteurs qui
n'auraient pas conscience de jouer un rôle dans la grande pièce de théâtre que
serait la vie. Nous serions libres, même si Dieu connaît le film de nos vies,
Lui, le Créateur.
A la hauteur de l’Etre, tout est clair. Sans doute,
pour Dieu ou pour une intelligence qui pourrait tout connaître de ces
conditions et des raisons de ce choix, le comportement du prisonnier qui se
laisse mourir de faim apparaîtrait-il à son tour comme déterminé et
prévisible.
Cependant,
il n'empêche que ce prisonnier considère comme libre, comme l'ultime
manifestation de sa liberté, son acte, sa décision d'entamer sa grève de la
faim.
Ainsi, il
y a bien là deux points de vue : celui de l'homme et celui de Dieu. Si l'homme
se pense libre, cela n'empêche pas qu'il est, en réalité, déterminé du point
de vue de Dieu. Si l'homme est déterminé du point de vue divin, cela n'empêche
pas qu'il se considère comme libre dans sa vie.
Introduction :
Le sens
commun définit habituellement la liberté comme étant la possibilité de
l’assouvissement de tous ses désirs. En effet, celui qui n’est pas libre,
c’est celui qui ne peut pas faire tout ce qu’il désire au moment où il le
désire. En somme, celui qui n’est pas libre, c’est l’insatisfait. La liberté
est donc définie comme étant la possibilité d’atteindre la satisfaction.
Suivre son désir serait alors l’activité principale de l’individu libre.
Pourtant,
le désir est une tendance qui nous porte vers un objet dont on croit manquer.
Cette tendance, qui est indépassable lorsque l’on parle de pulsions
instinctives (le refoulement n'étant pas la suppression, la destruction de la
pulsion), semble agir en nous à notre insu, notamment par les rêves, les
lapsus, ou encore la gestuelle. Le désir pris en ce sens serait alors comme
une force venant nous déterminer depuis l’intérieur de notre être. Celui qui
suit ses désirs et ses instincts ne semble pas libre, mais, au contraire,
soumis à ses désirs. Il ne peut pas faire autrement que de suivre son désir.
La
question est alors de savoir si la recherche de la satisfaction constitue le
trait essentiel de la liberté ou, au contraire, celui de l’asservissement à sa
nature d’être instinctif.
Afin de
répondre à cette question, nous analyserons d’abord la position du sens commun
qui définit la liberté comme la possibilité de l’assouvissement des désirs
pour, ensuite, montrer que le désir peut être la source de l’asservissement à
la nature. Enfin, nous chercherons à réhabiliter la notion de désir qui n'est
peut-être pas qu'un asservissement pour l'homme, mais, au contraire, le moteur
de son existence.
I / La liberté du sens commun : l'assouvissement
des désirs.
Le sens
commun estime que quelqu'un de très riche est dans la capacité matérielle de
faire tout ce qu’il désire, et, par-là, est particulièrement libre. De la même
manière, tout homme qui dispose du pouvoir a la capacité d’assouvir,
peut-être, tous ses désirs. Le riche et l'homme de pouvoir (qui sont bien
souvent réunis en une seule personne) apparaissent au sens commun comme étant
libres s'ils ne sont pas entravés par la loi qui, en étant dans son rôle,
empêcherait certains actes d'être commis. En effet, selon le sens commun, le
libre, c’est celui qui n’est pas contraint, qui n'est pas limité par la loi.
C’est cette liberté que revendiquaient les militants de mai 1968 lorsqu’ils
déclaraient : « Il est interdit d’interdire. ». L’anarchisme,
c’est désirer jouir sans entrave, c’est-à-dire sans règle, sans ordre, sans
loi. Pour l'anarchiste, la société est esclavagiste et c’est contre elle qu’il
s’agit de lutter.
II / L'asservissement à la nature :
A / De la pulsion à la passion :
Or,
l'anarchiste, le jouisseur, n'obéit-il pas à son instinct ? Ne libère-t-il pas
la pulsion qu'il avait jusque là refoulée grâce à la force de son Sur-Moi ?
Celui qui se met à boire à outrance lorsque les barrières psychiques de son
Sur-Moi tombent dans certaines circonstances, celui-là peut-il être considéré
comme un être libre, c'est-à-dire disposant pleinement de lui-même ? Ainsi, la
pulsion, sur laquelle joue la publicité en s'adressant à nos bas instincts,
constitue l’inverse de liberté : elle est l’élément naturel, c'est-à-dire
nécessaire, qui nous empêche de disposer pleinement de nous-mêmes en pleine
conscience. Ainsi, suivre son désir ne serait pas une preuve de liberté, mais,
au contraire, cela constituerait une marque de notre asservissement à notre
nature contre laquelle on ne peut lutter qu’en la refoulant (ce qui fait de
nous des individus naturellement frustrés). Cependant, parfois, le refoulement
ne fait pas suffisamment effet et l’on se trouve soumis à pulsion ou à sa
passion dévorante. C’est le cas de Médée mis en scène dans l’Antiquité,
notamment par Euripide (-480 ; -406) dans sa pièce éponyme et par Ovide
(-43 ; 17) dans Les métamorphoses.
Médée, mère de deux enfants légitimes, est trompée par son mari Jason. Pris
d’une colère vengeresse, elle se livre au meurtre de ses deux enfants qui,
pour elle, symbolisent l’union trahie par Jason. Elle déclare :
« Je sais les crimes que je vais oser mais ma colère
est plus puissante que ma volonté et c’est elle qui cause les plus grands maux
aux mortels. »
Euripide, Médée
« Je comprends quels maux je m’apprête à accomplir mais
mon courroux est plus fort que mes délibérations. »
Ibid.
« Je vois le meilleur, j’y consens, et je fais le
pire. »
Ibid.
« « Je vois le bien et je l'approuve, et c'est au
mal que je me laisse entraîner. » »
Ovide (-43 ; 17), Les métamorphoses, VII, 1 à 21, GF, Page 177
Ainsi, la
« volonté » serait la voix de la raison, tandis que la
« colère », le « courroux » serait la voix de la passion.
L’homme qui n’est pas libre est celui qui cède à sa passion, bien que,
raisonnablement, il sache et veuille ce qui est bien, comme Médée. Saint-Paul
se trouve dans le même cas que Médée lorsqu’il déclare :
« Ce que je fais, je n’y comprend rien. Je
veux le Bien, et je ne le fais pas ; je ne veux pas le Mal et pourtant je
le fais. »
Saint-Paul
C’est en
ayant à l’esprit cette distinction entre la « volonté » raisonnable
et la passion que l’on peut comprendre cette phrase de Platon :
« Nul n’est méchant volontairement. »
Platon, Gorgias
La
volonté n’est que la faculté de consentir à ce qui est clairement et
distinctement conçu par l’entendement. La passion, elle, est ce qui nous mène
dans des directions déraisonnables. Sénèque,
dans sa Consolation à Marcia, donne
comme conseil à cette mère qui a perdu ses deux enfants de ne pas organiser sa
vie autour de son chagrin. Il est certes normal de pleurer dans un premier
temps, mais il faudra apprendre à surmonter le chagrin. C’est toute la
démarche de deuil qui, notamment, a été analysée par Freud, notamment dans Deuil et
mélancolie (1917). Le travail de deuil est justement un processus
destiné à ne pas se laisser dominer par la mélancolie qui nous guette lors de
la perte d’un être cher.
B / La véritable liberté : L'autonomie.
La
liberté n’est donc pas pouvoir faire tout ce que l’on désire mais c’est
disposer sans contrainte de soi-même. Kant
parle de l’ « autonomie ». L’autonomie kantienne est le fait d’être
libre, c’est-à-dire de pouvoir choisir sans influence et sans détermination.
L’autonome est celui qui est libre de toutes les limitations (qu'elles soient
sociales ou religieuses) et qui peut suivre sa volonté personnelle. La
liberté, chez Kant, consiste à pouvoir se donner librement une loi intérieure
qui sera impératif pour nous de respecter. L’homme ne fait donc pas ce qu’il
veut mais ce qu’il se doit, pour lui-même, de faire. L’autonome, c’est celui
qui parviendra à se donner librement une loi intérieure morale (c'est-à-dire
visant l'universel, pouvant valoir pour tous et en tout temps) sans qu’on ne
la lui dicte depuis l’extérieur. C'est dans son cœur, dans son intériorité,
que l'homme découvrira cette loi morale.
L'autonome
est libre de tous les déterminismes, y compris celui de la nature. Ainsi,
l'éducation à l'autonomie est une éducation qui relègue le corps au second
plan.
Seul un être qui s’est débarrassé de la tyrannie des
instincts peut remplir les conditions minimales de l’accès à la liberté. Kant dit que c’est précisément là le rôle de l’éducation qui a pour but
premier de discipliner les instincts, de les réduire au silence pour que
l’homme ne se contente pas d’obéir à ce que la nature commande.
Rousseau est à l’origine de cette conception
kantienne de l'éducation qui remet le corps à sa juste place,
c'est-à-dire à une place inférieure à celle de l'esprit qui, seul, peut être
autonome :
« loin d’enflammer leurs sens, en répriment
l’activité. »
Rousseau, Emile,
1762, IV, Folio essais, Page 353
« C’est ainsi qu’en ménageant les exemples, les leçons,
les images, vous émousserez long-tems l’aiguillon des sens »
Ibid., Page 354
L'éducateur
ne doit donc pas stimuler le corps, la sensation de son élève, ce qui
constitue un divertissement, mais, au contraire, doit reléguer le sensible au
second plan pour être attentif uniquement à l'intellect. L'enseignement doit
alors se dérouler sans rien qui ne puisse rappeler la présence du corps.
Pourtant,
il est manifeste que le corps fasse des siennes lors des séances
d'enseignement. Certains élèves, et c'est tout naturel, ont du mal à rester en
place.
Ainsi,
Kant estime que l'éducation ne peut être effective sans qu'il y ait eu, au
préalable, le dressage du corps. Le premier dressage, après la propreté,
consiste à apprendre à rester assis durant une assez longue période (le temps
que l'attention intellectuelle soit nécessaire pour apprendre effectivement) :
« La première capacité d’un élève devrait être de
rester assis, bras croisés. »
Kant
Par la
suite, l'élève devra apprendre à décroiser ses bras pour prendre des notes
personnelles sur ce qu'on lui enseigne en vue de juger en toute autonomie. Le
parcours éducatif consiste donc quasi-essentiellement en l'acquisition
d'automatismes, comme une seconde nature, en vue de l'autonomie. L'éducation
commençant donc par un dressage du corps nous indique qu'il n'y a pas de
naturel irrépressible, qu'il s'agisse du naturel corporel ou comportemental :
« Il n’y a naturel qu’on ne fasse
perdre. »
Pascal, Pensées, « Mélanges », Série XXIV,
537, Folio classique, Page 362
L'œuvre
de l'éducation est de conduire l'individu hors de sa nature vers la culture,
vers l'autonomie. Le terme même d'éducation vient du latin educere qui signifie « conduire hors de ».
Cependant,
il est difficile d’aller contre sa nature, même si c’est pour atteindre
l’autonomie de l’homme éduqué :
« difficile de forcer les propensions
naturelles. »
Montaigne, Essais, I, Chapitre XXVI : « De
l’institution des enfants. », Folio classique, Page 317
« L’éducation est pénible, cruelle. (…) La culture est
exigeante. »
George Steiner, La barbarie
de l’ignorance
Cependant,
il est bon d’aller au-delà de la difficulté :
« La chose excellente doit être
difficile. »
Spinoza
« Vivre à son gré est plébéien ; le
noble aspire à l’ordre et à la loi. »
Goethe (1749 - 1832), cité par José Ortega y Gasset (1883 - 1955),
Espagne, La révolte des masses, 1929, « Vie noble et vie médiocre ou effort et inertie »
L’ordre
et la loi est ce qui n’est pas naturel. La plèbe, c’est-à-dire le bas-peuple
mal élevé, vit comme un troupeau d’animaux. La plèbe (Pöbel) n’est pas le peuple (Volk)
qui éduque par la tradition, par le folk-lore. Ici, il s’agit de ne pas céder
à la facilité qui consiste à se livrer à ses instincts. Il ne faut pas vivre
comme un animal, mais davantage comme un homme pour devenir, à terme, un être
autonome, libre de toute contrainte. Ce à quoi nous obéirons, c’est nous qui
l’auront choisi. Ce stade de l’être autonome ne sera atteint qu’au terme du
processus éducatif qui est difficile :
« Le vertueux aura succombé à de nobles
efforts. »
Sénèque, La vie heureuse, 58
Il s'agit
toujours d'aller contre notre nature qui nous dicte notre comportement de
l’intérieur et qui nous appelle à céder à la facilité d’une vie animale. Ce
que l’autonome moderne ou le vertueux ancien aura mis en œuvre est :
« La capacité d’étouffer en lui la voix de sa propre
nature. »
Claude Polin, L’autorité et
ses conditions, 2004
C’est le rôle de la vie en communauté. La société
civile nous libère de la nature en substituant les lois sociales aux lois
naturelles. Ainsi, c’est la culture au sens large, la façon que l’homme a de
faire taire la nature en lui, qui nous fait accéder à la liberté.
L’autonomie
n’est pas l’absence de contrainte. Il s’agit de se contraindre soi-même,
librement et en toute connaissance de cause. L’obligation a ici sa
place :
« Noblesse
oblige. »
Dicton
Le noble
s’oblige. Il ne s’agit pas ici d’obligations sociales mais plutôt de règles de
vie librement choisies.
Sur le plan politique, le « contrat
social. » (Rousseau) garantit la liberté des citoyens non en les
délivrant de toute loi mais en faisant d’eux les auteurs de la loi. Par le
vote, les hommes se donnent à eux-mêmes leurs propres lois en ayant en vue non
leurs intérêts particuliers mais le bien commun.
Sur le plan moral, Kant, en se
référant à Rousseau, montre que la loi morale, à laquelle je dois me soumettre
et qui s’exprime sous la forme d’un impératif catégorique, ne m’est pas
imposée de l’extérieur mais vient de ma propre conscience. Je suis libre
lorsque j’obéis au commandement moral car c’est moi-même qui le prescris.
Quand Kant analyse la libre obligation sur le plan moral, Rousseau l’analyse sur le plan
politique :
« l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite
est liberté. »
Rousseau, Du
contrat social, 1762, I, Chapitre VIII : « De l’état
civil », GF, Page 61
« Il n’y a […] point de liberté sans lois, ni
où quelqu’un est au-dessus des lois […]. Un peuple libre obéit, mais il ne
sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux
lois, mais il n’obéit pas qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il
n’obéit pas aux hommes. »
Ibid., Lettres écrites de la Montagne, 1764
Le peuple
obéit à ce qu’il a librement choisi. Même s’il a des chefs, des représentants
sur la scène internationale, il n’obéit pas à ces personnages mais à ses
propres lois dont les chefs ne sont que les garants. L’autonomie est donc
essentiellement révolutionnaire. Il ne s’agit pas ici de revendiquer
l’anarchie chaotique. Chaque individu ne fait pas ce qu’il désire, mais chaque
peuple décide d’obéir à ce qu’il a décidé en tant que peuple. Le peuple obéit
alors aux lois qu’il s’est prescrit à lui-même et non à des maîtres qui
décideraient pour lui. Le peuple a ses représentants qui sont en charge de
faire appliquer les lois décidées par le peuple représenté dans l’assemblée.
Nos « dirigeants » ne dirigent pas : ils servent. Ce sont des « ministres »,
c’est-à-dire des serviteurs selon l'origine latine du terme (minister). La liberté politique du peuple
dont parle Rousseau est à distinguer de la liberté naturelle défendue par les
partisans du droit naturel. Le peuple est libre d’obéir à ses propres lois
mais les citoyens particuliers ne sont pas libres d’agir comme bon leur semble
en suivant leur puissance. De la liberté naturelle, par le contrat, les hommes
acquièrent la liberté civile. De l’anarchie, l’on passe au libre respect des
lois du peuple. Le passage, c'est le « contrat social. » :
« Ce que l’homme perd par le contrat social,
c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et
qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la
propriété de tout ce qu’il possède. »
Rousseau
Le
passage de la nature à la culture, selon ce que nous dit Rousseau, est marqué
par l'apparition de la propriété, donc, du droit institutionnalisé.
La
liberté naturelle perdue était le règne de la puissance :
« Le Droit de
nature, que les auteurs appellent généralement jus naturale, est la liberté qu’a chacun d’user comme il le
veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature. »
Hobbes, Léviathan, 1651
Dans la
nature, chacun cherchant à survivre, l'autre devient nécessairement un
concurrent, ne serait-ce que potentiel. Hobbes parle alors d'une « guerre de
chacun contre chacun » en relevant que « l'homme est un loup pour l'homme ».
Par « Droit de nature » ou « droit
naturel » on entend un ensemble de normes qui régit la vie en société qui
ne serait pas une production humaine, artificielle, culturelle (et non
naturelle), mais bien un ensemble de normes inscrites dans la nature même des
choses. L'état de nature, selon Hobbes, serait intenable :
« Hors de la société civile, chacun jouit
d’une liberté très entière, mais qui est infructueuse, parce que, comme elle
donne le privilège de faire tout ce que bon nous semble, aussi laisse-t-elle
aux autres la puissance de nous faire souffrir tout ce qu’il leur
plaît. »
Ibid., Du Citoyen, 1642
« Je place au premier rang, à titre de
penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d’acquérir
puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la mort. »
Ibid., Léviathan
Hobbes ne
défend pas le droit naturel mais ne fait qu’expliquer ce que c’est afin de
montrer la nécessité de quitter cet état au profit de la sécurité de tous
assurée par un contrat entre les différents individus et le souverain. Pour
Hobbes, il s’agit d’éviter « la guerre de chacun contre chacun »
dans laquelle « l’homme est un loup pour l’homme ».
D’autres
défendent (à tort) le droit naturel :
« Le droit naturel de la Nature entière et
conséquemment de chaque individu s’étend jusqu’où va sa puissance. »
Spinoza, Traité politique, 1677
« Le droit est une chose dont on fait ce
qu’on veut. Le tigre qui m’attaque est dans son droit, et moi qui l’abats, je
suis également dans mon droit. »
Max Stirner (1806 -
1856), L’Unique et sa propriété,
1845
« Oui. Nous avons jusqu’ici été gouvernés par
des idées, des notions, des principes et parmi tant de maîtres, l’idée de
droit ou de justice a joué un des principaux rôles. Mais en fait, tout revient
à ceci : Ce que tu as la force d’être, tu as aussi le droit de
l’être. »
Ibid.
Nietzsche, Humain, trop humain I, Paragraphe 446 : « Question
de force, non de droit. », Folio essais, Page 267
Cette
nature normative qui régit la création dépend, selon certains penseurs du
droit naturel, du Créateur, c’est-à-dire de Dieu. Il y aurait donc des normes
sociales naturelles, c’est-à-dire d’origine divine, ordonnées par Dieu
Lui-même.
Sans
faire nécessairement référence à Dieu, les lois dictées par la nature peuvent
être mises en lien avec un ordre général de l’univers. Dans la pensée antique,
notamment grecque, la nature était considérée comme étant un équilibre éternel
au sein duquel chaque individu est destiné à y occuper sa place particulière.
Il y aurait alors naturellement, en accord avec l’ordre universel des choses,
des êtres libres et des esclaves par exemple, notamment selon Aristote. La nature nous assigne notre place
sociale. Le sage grec associe alors la justice au fait de savoir quelle est la
juste place des choses et des individus dans le monde naturel éternel :
« Être juste c’est connaître la nature de
chaque chose pour lui assigner la place qui lui revient dans une
totalité. »
Platon, La République
Le
libéralisme est une troisième manière de défendre (à tort) la liberté
naturelle. On tombe ici dans les travers de la liberté naturelle. Il s’agit
ici de la liberté naturelle, darwinienne, revendiquée sur le plan
économico-politique. Le libéralisme économique est contre toute intervention
de l'Etat dans le fonctionnement du marché :
« Le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le
moins. »
Thoreau (1817 - 1862), Etats-Unis, De la désobéissance civile
« Le laisser faire doit être la règle générale … C’est
à ceux qui demandent et non à ceux qui repoussent l’intervention du
gouvernement, à prouver qu’ils ont raison. »
John Stuart Mill (1806
Royaume-Uni – 1873), Principes
d’économie politique, 1848
« Que va faire l’Etat ?
_ Rien. »
Réponse de Robert Peel (1788 – 1850 ; Royaume-Uni) à
propos de la suppression des Corn Laws
en Grande-Bretagne, 1848
« Laissez faire, laissez passer, et le monde va de
lui-même. »
Vincent de Gournay (1712 - 1759), 1752
« Tout ce que peut et doit faire l’Etat en matière
économique, c’est déclarer qu’il ne saurait en aucun cas intervenir. »
Roland, 1792
L’interventionnisme
économique est alors critiqué :
« L’Etat très capable de nuire, très peu de faire le
bien. Quand il fait le bien, il le fait mal ; quand il fait le mal, il le
fait bien. »
Charles Dunoyer de Segonzac (1786 - 1862), De la Liberté du travail, 1845
« Dans la crise, l’Etat n’est pas la solution au
problème. C’est l’Etat le problème ! »
Reagan (1911 - 2004), Etats-Unis
« Ne pas sombrer dans la route vers
la servitude. » (Où
nous mène l’Etat)
Hayek (1899 – 1992),
Autriche
« La corruption, c’est l’intervention de l’Etat sous
forme de réglementation des rendements du marché. »
Friedman (1912 – 2006), Etats-Unis
Cependant,
certains penseurs en philosophie politique n’acceptent pas, à l’image de Rousseau, la pseudo-origine naturelle-divine
du droit. Pour Rousseau, la force ne peut faire le droit :
« Supposons
un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias
inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change
avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit.
Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le
fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus
fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut
obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus
forcé d’obéir on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit
n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la
force, le précepte est bon mais superflu, je réponds qu’il ne sera jamais
violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en
vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ?
Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par
force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en
conscience obligé de la donner ? car enfin le pistolet qu’il tient est aussi
une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est
obligé qu’aux puissances légitimes. »
Rousseau, Du contrat social,
I, Chapitre III : « Du droit du plus fort. », GF, Paris, 2001,
Page 49
Rousseau
est un contractualiste. Il estime que c’est l’homme qui est à l’origine de la
société, et non la nature ou Dieu. L’homme fonde le droit en mettant en œuvre
sa liberté. Il s’émancipe ainsi de la nature et entre dans l’état de culture,
ou état civil. Ce passage de l’état de nature à l’état civil : c’est le «
contrat social. ».
Hobbes pourrait également être placé dans la
catégorie des penseurs contractualistes. En effet, bien qu’il parle de
« droit naturel », il a conscience qu’il s’agit là d’un abus de
langage. Le seul droit qui soit conforme à la définition du droit politique
est le résultat d’un contrat. Chez Hobbes, les différents individus se livrent
à une véritable « guerre de chacun contre chacun » en usant de leur
droit naturel, et le souverain vient unifier ces différents individus en
peuple de sujets devant obéissance au souverain. Le contrat hobbesien se
situe, non entre les individus comme dans la pensée rousseauiste, mais entre
chaque individu et le souverain qui est soit une personne particulière soit un
ensemble de personnes ayant la même volonté. Chacun dépose les armes devant ce
souverain. Le souverain dispose alors du « monopole de la violence physique
légitime » (Max Weber (1864 - 1920)) :
« Depuis toujours les groupements politiques les plus
divers […] ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir.
Par contre, il faut concevoir l’Etat contemporain comme une communauté humaine
qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire
étant une de ses caractéristiques – revendique avec succès pour son propre
compte le monopole de la violence physique légitime. »
Max Weber, Le Savant et le
Politique, 1919, « Le métier et la vocation d’homme
politique », Plon, 1959, Page 100
« A tout droit au sens strict est lié l’habilité à
contraindre. »
Kant, Introduction à la doctrine du droit, Pléiade,
Page 483
C'est le
souverain qui assure l'ordre.
Avant le
contrat assurant la sécurité et l’unité du peuple, « l’homme est un loup
pour l’homme, l’homme est un dieu pour l’homme. » (Hobbes), c'est-à-dire que chacun cherche à
dominer l'autre au point de se rendre, aux yeux des autres, semblable à un
dieu. Hobbes avait particulièrement
conscience de la nécessité du passage à l’état civil. Selon lui, il fallait,
peu importe à quel prix, quitter l’état de nature qui était le règne de
l’arbitraire de la puissance individuelle.
Le fait
que le souverain soit, chez Hobbes, l'unificateur du peuple justifie
l'existence d'une religion d'Etat :
« Le droit politique et ecclésiastique des souverains
chrétiens sont indivisibles. ».
Hobbes, Léviathan, III : « De l’Etat
chrétien. », Chapitre 42
Le
pouvoir religieux du souverain sert de base spirituelle et culturelle au
peuple. Ici, l'ensemble du peuple doit partager la même religion que le
souverain, sans quoi l'on risquerait des tensions, voire des conflits au sein
de la société, au sein du peuple qui serait alors désuni pour des motifs
religieux. Une seule religion d'Etat apaise les tensions en uniformisant.
Hobbes maintient tout de même la possibilité d'une foi personnelle, intime, du
moment que celle-ci ne se manifeste pas publiquement, ce qui causerait un
risque de trouble à l'ordre public. Ainsi, l'individu peut ne peut être
chrétien dans un Etat chrétien mais il doit revendiquer publiquement (en
allant à la messe par exemple) le fait qu'il partage, comme tous les sujets du
souverain, la même religion que ce dernier au nom de l'unité de la nation.
Ainsi, on peut croire une chose en son cœur et, au nom de l'Etat, dire autre
chose par ses lèvres. On retrouve cet aspect unificateur de la religion chez Rousseau lorsqu'il parle, dans Du contrat social, de religion civile qui est
sécularisée en se modelant sur les religions grecques et romaines. En effet,
encore aujourd'hui, en France, bien qu'il s'agisse d'un Etat laïc, on trouve
encore des traces de la culture chrétienne, notamment dans les cérémonies de
la République alors peut-être nostalgique, tout du moins inconsciemment, du
système monarchique.
La
liberté civile, acquise par le contrat (qu’il soit rousseauiste ou hobbesien),
consiste à respecter les lois :
« La liberté est le droit de faire tout ce
que les lois permettent. »
Montesquieu (1689 -
1755), De l’Esprit des lois,
1748
L’
« autonomie » kantienne, c’est l’obéissance à la loi morale issue de
notre intériorité. Cette obéissance assure notre indépendance à l’égard de
tout motif extérieur. Ainsi, la liberté n’est pas un fait qui serait inné chez
chaque personne, mais est une exigence dont l’homme a à se montrer digne. On
distingue alors la liberté de la licence comme on a distingué la liberté
civile de la liberté naturelle lors de nos considérations politiques :
« La liberté c’est faire librement et de
manière convenable seulement ce qui est bien. Ce n’est pas la licence,
c’est-à-dire faire ce qui nous plaît. »
Léo Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique ?, « Les solutions
modernes », PUF, 1992
Le
licencieux, c’est le soumis à ses instincts qui ne peut faire que ce qui lui
plaît.
Ainsi, le
libre, l’autonome a l’honneur de pouvoir faire ce qui ne lui plaît pas. Le
plaisir n’est donc pas le principe de nos actions selon la morale. L’hédonisme
semble être rejeté par Léo Strauss.
Celui qui
ne suit que son plaisir a un comportement animal dicté par son instinct. En
effet, l’animal ne peut s’empêcher d’agir comme il agit.
Le libre,
lui, peut s’empêcher. C’est ici que se trouve la joie du refoulement.
Loin d’être le modèle de la liberté, l’animal est
l’incarnation d’une totale servitude à la nature. Descartes, dans son analyse mécaniste, parle
des animaux en ces termes :
« c’est la nature qui agit en eux selon la
disposition de leurs organes »
Descartes, Discours
de la méthode, V, Classiques Larousse, Page 58
Selon
Descartes, penseur mécaniste, l’animal est comparable à une machine. De la
même manière, le corps humain est comparable à une construction mécanique.
C’est en tout cas ce que fait Descartes dans sa Description
du corps humain. Descartes se permet ce parallèle entre le corps humain
et la machine sans remettre en cause sa foi en le Créateur car, selon ce
penseur chrétien, Dieu aurait créé « tout exprès. » une machine de
terre représentant le corps humain et son fonctionnement pour permettre à
l’homme de comprendre les causes efficientes qui sont à l’œuvre dans son corps
en vue de développer, notamment, la médecine. La nature est ici à entendre
comme étant une force nécessitante. La nature s’oppose à la liberté. La nature
est contraignante. La contrainte a notamment été définie par Spinoza :
« Contrainte, celle qui est déterminée par une autre à
exister et à agir d’une certaine façon déterminée. »
Spinoza, Lettre à Schuller, 1674
Nos
comportements seraient entièrement conditionnés par notre nature. La liberté
n’aurait alors pas ici sa place. L’animal ne peut pas disposer de son
existence. Il est soumis au déterminisme naturel. Spinoza généralise le
déterminisme à l’homme lui-même. Selon Spinoza, l’homme est déterminé à agir
d’une certaine manière en suivant sa nature. Ce que Descartes pensait de
l’animal, Spinoza semble le penser de l’homme en ce qui concerne le
déterminisme.
On ne peut parler de liberté que pour un être qui
s’est affranchi du déterminisme naturel.
« Il n’est pour moi de liberté dans la mesure où je me
délivre de ma nature, de tout ce qui, en moi, est déterminé. »
Ferdinand Alquié, Le désir
d’éternité, I, Chapitre III, PUF, Page 33
Le libre,
c’est celui qui n’est pas soumis aux contraintes, qu’elles soient
socio-culturo-juridiques ou naturelles comme dans le cas des pulsions. Pouvoir
se libérer de sa nature est d’ailleurs le propre de l’homme :
« un point, qui est bien près d’être tout,
c’est que l’un [l’homme] fait par principes ce que les autres [les animaux]
font par nécessité et nature, c’est-à-dire que l’un pense et que les autres
ont l’air de penser. »
Lagneau (1851 – 1894), Célèbres leçons et fragments, 1950 (posthumes)
Le propre
de l’homme est donc d’avoir des « principes », c’est-à-dire des valeurs qui,
par définition, sont culturelles. L’animal ne réagit qu’à son instinct :
il n’a pas de valeur et, donc, pas de culture. Agir selon des « principes »
(transcendants), c’est justement ne pas agir comme un animal mais agir en
homme libéré de sa nature. L’homme a alors quitté le déterminisme pour entrer
dans le monde des êtres libres. Cette liberté consiste alors, notamment, en
une maîtrise de soi :
« La vraie liberté, c’est pouvoir toute chose
sur soi. »
Montaigne
La
liberté ne s’inscrit pas dans ce qui est déterminé, dans ce qui est
nécessaire, mais dans ce qui est contingent, ouvert à toutes libres
déterminations. Le libre est celui qui peut agir autrement que ce que lui
dicte sa nature. L’homme est certes un animal, mais n’est justement pas que
cela, ce qui lui permet de s’affranchir de son animalité. La liberté s’inscrit
dans la contingence qui est l’inverse de la nécessité :
Etre
libre, c’est justement ne pas suivre son désir, c’est ne pas se comporter en
animal soumis à ses instincts mais en homme libre.
L’indépendance,
c’est aussi celle que revendiquaient les cyniques à l'égard des normes
sociales qui, de fait, nous sont d'abord extérieures :
La
liberté a été définie comme étant l’indépendance vis-à-vis de contraintes
intérieures (passionnelles, pulsionnelles) et extérieures (sociales). Le
libre, c’est celui qui s’est affranchi de tous ses déterminismes.
Eduquer à
l’autonomie, c’est éduquer en vue de l’inutilité du maître. L'éducation a
réussi lorsque l'élève travaille (réfléchit) de lui-même pour lui-même, et non
plus sous les ordres d'un maître qui, s'ils ne sont pas respectés entraînent
la sanction. Ainsi, l'Ecole élève au-delà du maître :
« L’Ecole est le lieu où l’on apprend ce que l’on
ignore, pour pouvoir, le moment venu, se passer de maître. »
Jacques Muglioni, L’Ecole ou
le loisir de penser
L’homme
libre est alors son propre maître.
L’homme
libre peut alors éprouver de la haine pour tout système totalitaire qui lui
dicterait son comportement. C’est d’ailleurs là la marque de sa liberté, lui
qui n’a pas adhéré au système :
« Mourir en les haïssant, c'était ça la
liberté. »
Orwell, 1984,
1949, Folio, Page 370
Même si
le héros (Winston) meurt, il meurt en homme libre qui a refusé le
totalitarisme.
La liberté est rebelle à tout système.
Le
véritable être libre, c’est l’autonome.
Différents
types de libertés qui constituent l’autonomie kantienne sont
interdépendantes :
« L’Etat qui enlève aux hommes la possibilité
de communiquer publiquement leurs pensées leur ôte en même temps la liberté de
penser. »
Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?,
1786
Sans la
liberté de communiquer publiquement, point de liberté de penser. En effet,
pour penser librement, il faut avoir à l’esprit les différentes possibilités
qui s’offrent à nous, dans tous les domaines, comme en religion par exemple.
Or, pour connaître les différentes voies possibles, il faut pouvoir
communiquer avec autrui, avec le reste du monde. La presse, les médias, et
Internet tout particulièrement, nous offrent la chance de nous ouvrir au monde
afin qu’à la suite de l’écoute nous puissions choisir librement comment mener
notre existence, notamment sur le plan spirituel. La liberté de la presse et
son indépendance sont donc à défendre en vue de notre autonomie.
A la
liberté de la presse s'ajoutent les libertés fondamentales telles que la
liberté de réunion, d'association, et de mouvement.
C / Limites de la liberté :
Cependant,
la liberté-autonomie que nous avons décrite comporte des dangers indéniables.
En effet, en élevant la liberté au rang de principe suprême de l’existence,
cette liberté peut aller contre ce qui était auparavant considéré comme sacré,
voire même, contre la morale qui consiste à considérer autrui en tant que
personne. La liberté civile ne doit pas régresser au rang de liberté naturelle
anarchique, ce qui serait un danger pour chacun. La liberté doit donc être
subordonnée à la morale et, peut-être, au sacré s’il est garant de la morale.
Certes, la liberté reste préférable à l’oppression si notre objectif est
l’autonomie. Le système fasciste ou stalinien est moins enviable que celui de
la démocratie au nom de la liberté. Cependant, la liberté reste tout de même
un danger si elle est incontrôlée, insubordonnée. Il faut donc des bornes
raisonnables à la liberté pour ne pas sombrer dans l’état de nature. Tout en
ayant conscience que le régime totalitaire, quel qu'il soit, est tout à fait
condamnable, le Bienheureux Jean-Paul II (1920 Pologne - 2005), à la chute de
l'URSS, nous met tout de même en garde face à un libéralisme exacerbé :
« Il existe le danger de remplacer le marxisme par une
autre forme d'athéisme qui, en adorant la liberté, tend à détruire les racines
de la morale humaine et chrétienne. »
Jean-Paul II
Ainsi,
l'ultra-libéralisme peut déconstruire ce que la morale, notamment chrétienne,
avait réussi à bâtir. Ici, la liberté est qualifiée d'athéisme car il n'y a
plus que le règne des jouissances terrestres et il n'y a plus de
considérations des réalités divines. Dans l'ultra-libéralisme post-URSS, la
liberté, et donc l'homme, serait au centre, et non plus Dieu et, par-là, la
morale universelle.
La
liberté étant notre essence, nous ne pouvons échapper à notre responsabilité,
ce qui peut être angoissant pour certains qui ont des difficultés d’ordre
psychologique pour faire des choix, pour prendre des décisions, décisions qui
impliquent toujours le risque de se tromper. (voir Sartre) Etre libre, c’est pouvoir prendre des risques en
agissant, c’est-à-dire en suivant notre décision personnelle. Etre libre,
c’est choisir. Ainsi, Sartre, de manière provocante, déclare :
« Jamais nous n’avons été plus libres que
sous l’occupation allemande. »
Sartre, La
République du silence, 1944
Comment
peut-on dire que nous sommes libres sous l’oppression ? Nous ne pouvons
pourtant pas faire tout ce que nous voulons étant donné que notre volonté est
subordonnée à celle de l’occupant. Cependant, nous restons libres, libres de
choisir entre la résistance et le silence qui est une forme passive de la
collaboration.
Or, la liberté est un fardeau écrasant. Elle me rend
seul responsable de ce que je suis. C’est précisément à cette responsabilité
que j’essaie d’échapper en excusant mon comportement et mes choix par un
caractère ou une nature sur le mode de « ce n’est pas ma faute : je
suis comme cela ! ».
C’est la
« mauvaise foi » sartrienne. C’est le comportement du « salaud ».
Seul le salaud, au sens sartrien, croit pouvoir se
reposer définitivement dans son essence qu'il n'a pas, qu'il n'est pas,
lui qui n'est qu'existence (et non substance).
La
liberté est à assumer, ce qui est difficile. Etre libre demande un effort de
prise de conscience de notre liberté, de notre responsabilité. Il s’agit de se
libérer de nos prétendues déterminations qui nous rassurent, ce qui n'est pas
chose aisée :
« Autant il est agréable aux hommes de s’entendre dire
qu’ils sont libres, autant il leur est pénible d’avoir à se libérer
effectivement. »
Léon Brunscvicg (1869 - 1944)
A la
suite de notre choix, il faut en assumer les conséquences. Parfois, un choix
qui semble anodin et qui ne dure que quelques instants qu’on peut à peine
mesurer fait de nous un être radicalement différent. Un choix radical est un
point de rupture dans l’existence. Notre nouvel état s’installe petit à petit
par l’habitude. Cependant, notre choix peut être le mauvais : celui de
l’injustice. Il nous appartient alors de faire les bons choix avant qu'il ne
soit, peut-être, trop tard :
« Qui lance une pierre ne peut plus la
rattraper. Toutefois, il était en son pouvoir de la jeter ou de la laisser
tomber, car cela dépendait de lui. Il en va de même pour les hommes qui
pouvaient, dès le début, éviter de devenir injustes et débauchés ; […]
mais une fois qu’ils le sont devenus, ils ne peuvent plus ne pas
l’être. »
Aristote, Ethique à Nicomaque
Ainsi, il
convient de réfléchir avant de lancer sa propre pierre.
Nous ne
sommes pas libres de faire tout ce que nous voulons. La morale vient limiter
nos possibilités d’action. En effet, pour être libre et moral, il faut prendre
en compte l’existence de l’autre comme limite de notre liberté. Ainsi, tout
acte libre n’est pas légitime. Pour qu’un acte soit universellement
acceptable, il faut qu’il soit libre et moral. La morale consiste ici à ne pas
entraver la liberté d’autrui par la nôtre :
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce
qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque
homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société,
la jouissance de ces mêmes droits. »
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen,
Article 4, 26 août 1789
« Dans la République,
dit le marquis d’Argenson, chacun est
parfaitement libre en ce qu’il ne nuit pas aux autres. Voilà la borne
invariable ; on ne peut la poser plus exactement. Je n’ai pu me refuser
au plaisir de citer quelquefois ce manuscrit, quoique non connu du public,
pour rendre honneur à la mémoire d’un homme illustre et respectable, qui avait
conservé jusque dans le Ministère le cœur d’un vrai citoyen, et des vues
droites et saines sous le gouvernement de son pays. »
Rousseau, Du Contrat social, IV, Chapitre VIII, Note a,
GF, Page 177
Le sage
autonome et moral ne gêne pas l’autre dans sa liberté.
III / Un
rachat de la notion de désir ? :
Bien que
l'on ait pu opposer le désir à l'autonomie, à la liberté véritable, il semble
que l’on puisse tout de même racheter, réhabiliter la notion de désir. En
effet, le désir n’est-il pas ce qui constitue le moteur de notre existence
avant que d'être ce qui nous enchaîne à notre nature ? Il y aurait alors
la pulsion malsaine, bestiale, violente, dont il s’agirait de se détacher, et
un désir sain, motivant, dynamisant, noble. C’est en ce sens que Freud distingue la pulsion de la libido. Bernard
Stiegler distingue une politique dénaturée qui s’adresse aux pulsions
de la masse d’une politique noble qui redonne l’espoir et le désir d’avenir au
peuple. Le désir est ici un élan, une énergie positive et créatrice, et non
une pulsion asservissante et avilissante. Nietzsche
valorise ce type de désir en parlant de « volonté de puissance ».
Ici, il ne s’agit pas d’écraser son prochain mais de s’affirmer dans
l’existence afin de vivre en désirant sans que cela soit malsain et/ou
égoïste. Les nazis et la sœur de Nietzsche en première ligne ont dénaturé le
concept de « volonté de puissance. » chez Nietzsche en le faisant
presque passer pour un eugéniste favorable à la domination des masses par la
race aryenne. La « volonté de puissance » n’a rien de raciste :
elle n’est qu’une valorisation du désir considéré comme moteur de l’existence.
Ainsi, si le désir considéré en sa dimension pulsionnelle s’oppose à la
liberté, le désir positif d’affirmation de son être dans l’existence a au
moins le mérite de nous faire vivre avec une certaine ardeur, ce qui n’est pas
négligeable. Une vie sans désir serait vide, froide, inerte.
Pourtant,
le désir peut être considéré comme étant la pire des choses qui soit arrivé à
l’homme. En effet, le fait que l’homme soit un être désirant par nature
constitue sa condamnation à n’être jamais satisfait, jamais heureux. Schopenhauer (1788 – 1860) regrette alors la
présence même du désir en l’homme. Même le suicide n’arrangerait rien :
en effet, désirer en finir est encore un désir. On désire ne plus désirer.
L’homme est alors condamné au désir, c’est-à-dire à la recherche incessante du
bonheur qui nous apparaît alors comme étant inexistant, inaccessible.
Schopenhauer pense le pessimisme.
La « prise de conscience » est un accès à
la vérité. « Prendre conscience » signifie se débarrasser d’une
ignorance ou d’un préjugé sur une question. Cela implique une action
d’analyse.
« Libératrice », au sens politique,
signifie un gain de droits et d’autonomie. Au sens psychologique, cela
signifie un gain de choix, de possibilités d’action.
I / La « prise de conscience » donne une
expérience de liberté.
II / La lucidité repère voire accroît les limites de nos
choix.
La conscience plus aiguë de nos limites, de nos
défauts ne procure pas une grande confiance en soi. Ainsi, il serait
préférable d’ignorer beaucoup de choses et de se sentir libre et heureux de ce
fait.
La prise de conscience du déterminisme pesant sur
nous ne le fait pas disparaître selon Spinoza.
III / Or, la liberté ne peut s’établir sans prise de
conscience. (Retour au I)
La prise de conscience est la première étape
nécessaire, quoique non suffisante, de l’action politique qui vise à agir sur
les inégalités, sur les exploitations qui peuvent être changées.
D’un point de vue existentiel, la prise de
conscience d’une liberté fondamentale pour l’homme l’amène à revendiquer et à
assumer sa liberté selon Sartre. Tout refuge derrière un déterminisme supposé est
un exemple de « mauvaise foi ».
Ce tableau de Chardin pourrait porter comme
sous-titre : « Trois représentations ou trois degrés de
liberté ». En effet, quand nous regardons ce tableau, nous avons la
possibilité de nous situer, soit au point de vue du peintre, soit au point de
vue de l’enfant, soit enfin, tout en bas, à la place du toton. En d’autres
termes, nous pouvons nous identifier, soit au jouet, soit au joueur, soit à
l’inventeur du jeu. Qui sommes-nous donc ? Le peintre, l’enfant, ou le
toton ?
Pour la pensée théologique, qui ne marchande pas à
Dieu sa souveraine liberté de création et qui ne lui mesure pas sa
toute-puissance, nous ne sommes que des totons entre les doigts du Créateur,
des pièces d’un jeu divin – ou des personnages d’une pièce – qui se jouera
aussi bien sans nous :
« On ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore
n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas moins été jouée,
quand je serais demeuré derrière le théâtre. »
Bossuet
Contre la doctrine du libre-arbitre, Luther [1483 - 1546] proclamait, dans son De servo arbitrio (1525), le serf-arbitre ou dépendance absolue de la
volonté humaine par rapport à la toute-puissance de Dieu et à sa grâce. Mais
alors, pourquoi souffrons-nous donc, pauvres totons ? Tout simplement,
dit saint Augustin, parce que, sans être responsables de notre venue
au monde, nous ne sommes pas innocents. Pascal,
chrétien soumis, a formulé sur cette question la plus pieuse et la plus
terrible de ses Pensées :
« Il faut que nous naissions coupables ou Dieu serait
injuste. »
Pascal, Pensées
La pensée théologique du péché originel, assortie du
fantasme du jugement dernier, fait de nous, tragiquement, des totons
coupables.
Pour Héraclite [-544,
-543, -542, -541 ; -480], en revanche,
nous sommes entre les mains du Devenir, qui est l’innocence même : ce
maître de toutes choses est un enfant-roi qui joue innocemment. A quoi
joue-t-il ? A la petteia, espèce de trictrac
ou de jeu de dames dans lequel, selon Marcel Conche, il s’agit d’immobiliser
l’adversaire. En effet, après avoir fait son temps, tout être est immobilisé,
comme le toton à la fin de sa course. Il n’y a pas de tragédie. Si le Devenir est
roi, c’est parce qu’il est toujours vainqueur, mais sans arrogance ; et
si ce roi est un enfant, c’est parce qu’il est innocent. Il nous lance les uns
après les autres dans le Grand Jeu des forces cosmiques, où personne ne naît
ni ne meurt coupable.
Et si nous étions pareils à des enfants ? Cette
fois, à la différence du toton avec lequel il joue, l’enfant est un sujet
moral (Kant), donc libre d’employer – bien ou mal – son temps.
Mais l’enfant au toton doit tout à l’artiste qui l’a figuré.
Et ne sommes-nous pas plutôt cet artiste, en qui
réside la seule liberté qui soit laissée à l’homme : celle de mener à
bien, avec les forces qui lui sont imparties, une œuvre qui défie le temps ou
une existence qui vaille la peine d’avoir été vécue ?

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